14 octobre 2013

Pachelbel - Canon et Gigue en ré (analyse)

Johann Pachelbel - Canon et Gigue en



1 - Canon
2 - Gigue




     Toutes versions, adaptations, et autres relectures additionnées, combien de vues sur YouTube? Dix millions? Au bas mot; 50 millions? probablement; 100 millions? c'est possible; mais combien de réellement recevables stylistiquement? Peut-être une dizaine tout au plus. Le Canon de Johann Pachelbel (1653-1706), en concurrence avec cette autre scie qu'est l'Adagio d'Albinoni, est la page de musique classique la plus malmenée par ses interprètes; sur YouTube les preuves sont accablantes! Des sentimentaux qui lui collent des pizzicati d'altos en arpèges, très petits chatons de carte postale, aux guitar heroes qui le lardent de power chords, en passant par les "profanateurs" qui le variétisent alla Rondo Veneziano, rien n'aura été epargné à ce pauvre canon. On en finirait par oublier que l'oeuvre n'est pas aussi mauvaise que sa réputation, qui depuis la version/révélation de Jean-François Paillard l'a devancé.

     Si le trop fameux Adagio d'Albinoni, que beaucoup croient être d'Albinoni lui-même (1671- 1751) date en réalité de 1945 et n'est qu'un pastiche dû à la plume du musicologue Remo Giazzotto*, le Canon de Pachelbel est plus vraisemblablement authentique. En 1919, le musicologue allemand Max Seiffert s'attelle à une édition imprimée des oeuvres de Pachelbel,  alors essentiellement réputé pour sa musique d'orgue - dès la fin du XVIIème siècle, le jeune Jean-Sébastien Bach en recopiait déjà la musique, la nuit en cachette de son frère aîné! C'est dans une bibliothèque de Berlin, que Seiffert, au cours du dépouillement d'un fond d'archives, exhume entre autres manuscrits inédits de l'auteur, la fameuse relique: une copie manuscrite du Canon par un auteur anonyme**. Un collègue de Seiffert, Gustav Beckmann, sans doute stimulé par cette découverte, publie la même année une étude, Johann Pachelbel als Kammerkomponistle Canon dont c'est là la première édition est reproduit en appendice de l'étude, et se voit pour la première fois - mais non la dernière - amputé de sa gigue. Les interprètes oublieront ainsi souvent que, comme son titre complet Canon et Gigue l'indique, à ce célebrissime canon fait suite une gigue. Si l'on suppose que ces Canon et Gigue sont eux mêmes les seuls rescapés d'une suite de plus grande ampleur, alors,  il n'y a pas lieu de s'en formaliser**.
     Que nous dit l'analyse de la partition? D'abord que ce Canon est construit sur une progression harmonique - I-V-VI-III-IV-I-IV-V pour être complet - répétée toutes les deux mesures. Ici sans doute réside l'explication à la large audience de la pièce; de ce point de vue le tube posthume de Pachelbel se rapproche d'autant plus d'une grille d'un titre de pop ou de rock qu'il s'éloigne du fondement de la musique classique, son recours à l'écriture, qui par définition lui permet d'accéder à la complexité… mais également de semer quelques auditeurs sur le chemin. Comme l'implacable Boléro de Ravel, qui, trois siècles plus tard répètera son obsédant ostinato rythmique pendant 340 mesures, le Canon de Pachelbel répète sa basse obstinée tout du long de ses 57 mesures; il n'en est que plus imparable. Fixées sur ce rail, Les parties mélodiques des trois violons, en canon donc, se décomposent en douze variations; Tel un filet de miel dans une gorge prise, celles-ci ne sont que tierces et sixtes délicieuses à même d'apaiser l'oreille du mélomane pressé, en quête de grande musique certes, mais à condition qu'elle reste easy listening. Dans la pléthore de versions tout confort disponibles, conduites à un train de sénateur, il aura l'embarras du choix. Quiconque consultera d'ailleurs la partition aura un choc à la vue de sa mesure: 4/4… donc à la noire! Alors pourquoi si souvent prendre ce Canon à la croche et lui donner cette côté tellement petit-bourgeois? Difficile ainsi de se sortir honorablement de la Gigue qui lui fait suite, à moins d'attaquer celle-ci en triplant le tempo, ce qu'on aura bien sûr le bon goût de ne pas faire. De facture française par son écriture imitative elle reste d'esprit italien par sa verve et ses moulinets de croches, d'où la nécessité de la prendre à un tempo vif. C'est avec ce genre d'oeuvres qu'on  mesure le mieux l'apport des interprétations «historiquement renseignées» et le dépoussiérage qu'elles ont effectué sur le répertoire baroque. La version idéale en fait partie: Rheinard Goebel, ensemble Musica Antiqua Köln (1995). La Rolls des formations sur instruments anciens allie une insolente somptuosité orchestrale avec la connaissance du style des baroqueux, pour un résultat d'une séduction instrumentale hélas trop rare dans cette page.

     Bien interprété, le Canon et Gigue de Pachelbel n'est pas le boulet que certains décrivent***. Mieux, l'oeuvre est la voie d'accès privilégiée aux magnifiques Musicalische Ergötzung du même Pachelbel, plus denses, plus nourrissantes. 

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* Alain Duault, «Albinoni n'a pas composé l'adagio qui a fait sa gloire», Le Figaro, 01/01/1970.
** Norbert Mülleman, préface de l'oeuvre, éditions Henle.
*** Le symphoman, «Le canon de Pachelbel l'est-il vraiment?», publié sur Qobuz le 20/11/2012.


Le Canon de Pachelbel dans la version superlative du Musica Antiqua  Köln: