25 mars 2013

U2 - Boy (chronique rock)

U2 - Boy (1980)


                                               
1 - I Will follow
2 - Twilight
3 - An Cath Dubh
4 - Into The Heart
5 - Out Of Control
6 - Stories For Boys
7 - The Ocean
8 - A Day Without Me
9 - Another Time, Another Place
10 - The Electric Co.
11 - Shadows And Tall Trees





     L'album le plus brut, le plus punk du groupe, limites techniques des membres obligent: la preuve qu'en art, avant toute autre chose, c'est la technique qui oriente le style. En ce début d'année 1980, les quatre musiciens n'ont alors que quelques mois de pratique derrière eux. C'est pourtant sur ce type de fondations très meubles que se sont fait quelques uns des plus solides albums du rock. La raison? Évités les plans de guitare bateaux; aucuns rudiments de batterie travaillés des centaines de fois au métronome; nulles lignes de basse studieusement repiquées sur les maîtres. La maîtrise de l'instrument qui fait défaut aux membres de U2, ils la compensent par l'envie de jouer. Stylistiquement, c'est un fait, le groupe ne s'est pas longtemps cherché. Dès ce premier LP, les grandes lignes de force du son U2 sont déjà tracées: jeu irisé de The Edge, complémentarité naturelle des jeux d'Adam Clayton et Larry Mullen, et au centre de la composition, la voix intense et "spirituelle" de Bono. Plus que de punk, c'est de post-punk à vrai dire dont il faut parler ici, s'agissant d'établir une filiation, en partie grâce au travail de Steve Lillywhite, qui sort juste d'une session avec The Psychedelic Furs dont il vient de produire le premier album.

     Bono était très fier de ce premier disque: «Les compositions sont magnifiques, plus d'un point de vue instrumental que littéraire, et il y a des mélodies entêtantes. C'est l'un des meilleurs premiers albums de tous les temps je pense.» Déclaration à laquelle on ne peut qu'acquiescer: Boy ne brille pas par ses qualités littéraires; certainement parce que là n'était pas l'ambition. Les paroles, ancrées dans le quotidien assez blafard des quatre ados, sont essentiellement autobiographiques, et probablement un peu cathartiques aussi. «I Will Follow» est l'occasion pour Bono de revenir sur la mort brutale de sa mère en 74, alors que l'adolescent n'a que 14 ans; la chanson dit ce tiraillement entre désir de mort et pulsion de vie, vers laquelle penche l'instrumental du titre, à la très saine énergie. Encore la quête de soi sur «Twilight»: dans quel «crépuscule» se débat le garçon de cette chanson? «The Electric Co.» aborde la mort d'un copain de Bono. Et puis les aventures d'un soir dans «An Cath Dubh», alors que Bono est déjà engagé auprès de sa future épouse… «L'élue», qu'on croit deviner entre les lignes, six titres plus loin.
     Sans aucun doute, l'album vaut d'abord pour la qualité de ses instrumentaux. La cohésion sonore du groupe, qui peut se targuer après plus de trente ans de carrière d'être un des rares groupes de rock encore composé de ses membres originels, est son atout premier. Équilibre à géométrie variable: Bono, impérieux/The Edge au son clair, coupant comme le diamant; The Edge/Clayton: impressionnisme solaire contre noirceur post-punk; Mullen/Clayton: efficacité et réalisme, le drumming de Mullen et les lignes de basses toutes «fonctionnelles» de Clayton gardant quelque chose du j'en foutisme punk. On imagine mal à vrai dire ces quatre jeunes chiens fous revenir sur leurs turpitudes adolescentes dans une métrique à 5/4! «I Will Follow» lance les hostilités. Le jeu de Larry Mullen, sans être virtuose, se singularise déjà par le "petit truc en plus", une ponctuation de toms, quelques fla judicieusement placés. La paire Clayton/Mullen sera bien, d'ici peu, une des plus belles sections rythmiques du rock. Les tintements de cloches tubulaires, un pont à mi-chemin de la compo, ou The Edge, grand amateur, déjà, d'harmoniques naturelles, en dispose, ça et là, apportent une touche de couleur impressionniste. Quant à «The Electric Co.», la chanson contient en germe le rock «feu et flamme» à venir de U2: tout simplement le meilleur titre du disque. 
     Boy, malgré sa simplicité de ton, est aussi un album de climats. Les ambiances parfois glauques, viennent rappeler que Joy Division était à cette période le groupe préféré des quatre irlandais. Dans le très "Joy Divisionesque"«An Cat Dubh» on tombe, dès le riff de guitare poisseux du début, dans la même noirceur post-punk que sur Unknown Pleasure (1979). Seulement, aux plaintes maladives de Ian Curtis, Bono préfère les envolées lyriques, plus dans sa nature. Le très énigmatique instrumental de «The Ocean», annonce la toile quasi abstraite que sera «4th Of July» sur The Unforgetable Fire (1984): un interlude très court, divisant l'album en deux, les paroles en plus ici. Sur la plage, face à l'océan, Bono se rêve en guide spirituel du monde. les alliages instrumentaux plus subtils de «Twilight», avec déjà de très belles couleurs, ont, elles un avant goût de la chanson éponyme de The Unforgetable Fire.

     Boys est un premier album réjouissant: parfois hâbleur, parfois grandiloquent, toujours touchant, le disque respire cette fraternité chère à U2. Les débuts d'un grand groupe.

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18 mars 2013

Monteverdi - L'Orfeo (analyse)


Claudio Monteverdi - L'Orfeo (1607)




Opéra disponible à l'écoute sur musicMe en cliquant ici


     5 octobre 1600. Florence. Mariage de Henri IV avec Marie de Médicis. Dans les appartements de Antonio de Médicis, est créé le lendemain, pour  célébrer l'événement, Euridice du compositeur Jacopo Peri (1561-1633). Dans l'assistance: Vincenzo Gonzaga, duc de Mantoue, dont la femme n'est autre que la soeur de Marie de Médicis. Piqué par ce qu'il vient d'entendre, le duc commande à son propre maître de chapelle, également une oeuvre «où l'on parle en musique»… L'Histoire est en marche. 
     L'Orfeo est une oeuvre exceptionnelle à plusieurs titres. Pour le geste politique qu'elle répresente: en demandant à Monteverdi de traiter le même sujet que Peri, le très fier Vincent de Gonzague, entend prouver qu'à sa cour officie le plus grand compositeur de l'époque. Pour sa modernité: l'orchestre de L'Orfeo, extraordinairement riche et diapré, évolue au plus près du drame avec une souplesse inouïe à l'époque. Pour sa valeur artistique: l'oeuvre de Peri, qui reste aujourd'hui le premier opéra intégralement conservé de l'histoire de la musique, était avant tout un retour à l'antique, soucieux de ressusciter la tragédie grecque; une expérience d'érudits. L'opéra de Monteverdi est une réussite absolue.                               

     Il faut penser aujourd'hui à ces quelques secondes en fanfare, introduisant les films de la 20th Century fox, pour comprendre que la très sonore Toccata introductive à L'Orfeo assure une fonction comparable. Tout à la fois une façon de capter l'attention des auditeurs, et de donner à entendre, en musique, la puissance des Gonzague, en dépit de sa célébrité, rien n'est moins monteverdien que cette page. Avec le prologue qui suit, et début véritable de L'Orfeo, se manifeste symboliquement l'entrée dans le baroque. Monodie accompagnée: le procédé, va mettre à mal quatre siècles de cette tradition polyphonique qui n'avait que faire des mots, tout à son ordonnancement complexe et à sa perfection formelle. Le fascinant motet à quarante voix, Spem In allium, «édifié» par Thomas Tallis (1505-1585) est de ce point de vue exemplaire. Avec la monodie désormais, c'est le texte qui gouverne la musique, chargée d'en représenter musicalement le contenu émotionnel. 
     Le très pastoral premier acte et tout le début du deuxième ne sont que la célébration sans ombres de la venue des noces d'Orphée et Eurydice. Le héros grec, autrefois repoussé par la belle, a enfin trouvé la félicité auprès d'elle. Nymphes et bergers sont tout à leurs danses, récits, choeurs… Irruption alors foudroyante! Une funeste messagère, Silvia, apporte avec elle une terrible nouvelle: Eurydice, mordue par un serpent venimeux alors qu'elle cueillait des fleurs, est morte dans ses bras. D'acte I, à la recréation française de l'oeuvre par Vincent d'Indy en 1904, il n'y en eut tout simplement pas. Le musicien le supprima, car ne consistant «qu'en chansons et en danses pastorales*»: déséquilibre structurel regrettable. Car avec cette messagère, Monteverdi fait entrer le tragique dans l'opéra en son exact centre de gravité, au centre du deuxième des cinq actes; en compositeur et dramaturge virtuose, il délaisse violons et flûtes pour mieux entourer la messagère d'orgues funèbres. Enchainant les modulations âpres, il joue de la brutalité extrême du contraste. Virtuosité d'écriture/virtuosité instrumentale: si la première fut portée à un rare degré dès l'Ars Nova au XIV siècle, la seconde naît avec le baroque. Monteverdi, au début du troisième acte, fait se rejoindre les deux. Orphée se voit refuser l’entrée des enfers par son gardien : Charon, personnage sciemment taillé à coups de serpe, vocalement monolithique, ne peut qu'impressionner l'auditeur. Croyant l'émouvoir, Orphée entonne alors un chant… Si les sopranos devront attendre Mozart pour avoir leur Reine de la nuit, les ténors l'ont déjà avec ce «Possente spirto», souvent considéré comme la première aria à vocalises du répertoire. Dans ces six strophes, à défaut d'attendrir la bête, ce à quoi il ne parviendra qu'au son de sa lyre, Orphée, fou de désespoir, parvient encore à fasciner l'auditeur du XXIème siècle par ses prouesses. La suite du mythe est connue: elle appartient à l'imaginaire collectif. Ici comme à l'entrée de la messagère, c'est en coloriste que Monteverdi donne entendre le drame qui se joue dans ces abimes. Après sa Canzone prématurément victorieuse, lorsque Orphée se retourne vers son amante, la perdant à jamais, c'est au son de l'orgue de l'acte II. Dans l'édition de 1609, Orphée, contrairement à la tradition grecque n'est plus lacéré par les bacchantes, mais, sur les conseils de son père Apollon, monte au ciel, abandonnant ici-bas sa colère et ses passions passées. Avec cette Ascension, l'opéra perd en puissance dramatique ce qu'il gagne en symbolique christique.

     L'Orfeo, qui, ce 24 février 1607 n'a été entendu que de quelques aristocrates privilégiés, n'est rien de moins que l'ouvrage fondateur de l'opéra occidental et un de ses plus grands chefs-d'oeuvre.

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* Vincent D'Indy, préface de L'Orfeo, editions scola cantorum, Paris,1905.

11 mars 2013

Brad Mehldau - Live At The Village Vanguard (chronique jazz)

Brad Mehldau - Live At The Village Vanguard (1997)





1 - It's Alright With Me
2 - Young And Foolish
3 - Monk's Dream
4 - The Way You Look Tonight
5 - Moon River
6 - Countdown




     Deux noms viennent à l'esprit à l'écoute de la musique de Brad Mehldau: Bill Evans et Keith Jarrett; Evans pour sa conception du trio de jazz comme improvisation à trois; Jarrett pour ses pérégrinations solistes aventureuses, dont ce live au Vanguard est traversé; les deux pour leur lyrisme inné, et dont le jeune américain est l’héritier. Mehldau n'a pas froid aux yeux: The Art Of The Trio, c'est le titre, ambitieux, que le pianiste donnera à un ensemble de cinq albums, en studio ou en live, enregistrés entre 1997 et 2005, censés ainsi apporter une forme de réponse à ce qu'est cet «art du trio». Live At The Village Vanguard, c'est le titre de ce volume 2 de la série: un "label de qualité" depuis 1957, et le A Night At The Village Vanguard inaugural de Sonny Rollins, année où l'encore jeune Vanguard s'ouvre au jazz. Depuis? Bill Evans, Sunday At The Village Vanguard (1961); John Coltrane, Live At The Village Vanguard la même année; Dexter Gordon, Homecoming: Live at the Village Vanguard (1976); Michel Petrucciani, Live At The Village Vanguard (1984)…  Autant dire qu'au moment de lancer l'écoute de ce disque, l'attente est énorme.

     Le court exorde pianistique de «It's Allright With Me» lance le concert sans crier gare, avant l’entrée de Larry Grenadier à la contrebasse, et de Jorge Rossy à la batterie pour l’exposé du thème. Dans un phrasé hésitant ici entre binaire et ternaire, la conception de ce standard de Cole Porter se révèle très "assise". Le binaire met en valeur les lignes mélodiques du pianiste et lui permettent un jeu au fond du clavier et legato, soulignant la vocalité naturelle de ce grand amateur de Schubert et Chopin. Le ternaire apporte cette fébrilité nécessaire au swing. Mehldau, qui alterne - en pleine conscience de son art, n'en doutons pas - les doubles croches fusantes avec des motifs mélodiquement plus prégnants  est réellement passionnant! Et déjà cette indépendance totale des mains, qu'on vantera tant à l'avenir. À l'évocation de «Yound And Foolish» le nom de Bill Evans et sa gravure de ce titre en 1958 avec Scott La Faro et Paul Motian s'impose. Brad Mehldau privilégie toutefois un toucher plus «sculpté» ici; Grenadier et Rossy, par leur soutien rythmique placide, soucieux de seulement marquer les temps et les changements harmoniques, déroulent le tapis rouge à leur partenaire: le jeu du pianiste, tout en accents et retards qui enjambent la mesure, constamment à distance de la pulsation, imprime une tension expressive inattendue à ce standard. Le postlude pianistique, magnifique, révèle l'ampleur des moyens musicaux de cet ancien diplômé de Berklee. C'est ainsi, non sans une certaine ironie qu'on écoutera «Monk's Dream», ce standard du plus techniquement contestable des pianistes de jazz, Thelonious Monk… Beaucoup de musiciens ont tendance à souligner la rudesse intrinsèque du thème, par un jeu heurté et brutal, très "monkien". Le trio opte ici pour un tempo relativement soutenu et une conception plus plastique dans laquelle à aucun moment Mehldau ne se départit de la beauté de son toucher. À ne pas manquer: après les "échauffements" des cinq premières minutes, la saturation progressive de l'espace par le contrepoint du pianiste, tendu à l'extrême, au bord de la rupture, avant un climax/libération, très blues. Réaction qui ne se fait pas attendre des spectateurs, réjouis, et bien audibles sur le disque! Avec «The Way You Look Tonight» c'est un Jorge Rossy réellement inspiré auquel on a droit. Le batteur, dont beaucoup ont préféré son remplaçant à partir de 2006 au sein du trio, Jeff Ballard, EST l'acteur principal de la réussite de ce thème: il lui donne au départ son classicisme léger,  et qui ne laisse pas du tout augurer des éclats à venir. Le passage du jeu aux balais sur la caisse claire au vif-argent de la cymbale ride, faisant sérieusement monter la température dans le sous-sol du  Vanguard, fait partie de ces choses qui font et distinguent les grands live de jazz. De ce point de vue, il faut saluer le preneur de son qui restitue superbement l'acoustique déjà exceptionnelle en elle-même du Vanguard. Sur «Moon River», la dynamique large et la définition, permettent une lisibilité extrême du discours, et font ressortir les nuances les plus ténues; la matité des timbres instrumentaux, très véridique - et hélas trop rare au disque - donne une impression de réalisme, comme si l'on était aux première tables du club new-yorkais. «Countdown» a déjà été enregistré par le trio sur leur premier album, Introducing Brad Mehldau (1995) et conserve ici la même conception globale, si ce n'est, la différence est de taille, un extraordinaire solo du pianiste juste après l'exposé du thème. Mehldau, d'une capacité de concentration phénoménale, atteint ici une rare densité d'idées musicales.

     Un vrai grand moment de jazz et un très grand set.

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4 mars 2013

Émilie Simon - Végétal (chronique électro-pop)


Émilie Simon - Végétal (2006)



1 - Alicia
2 - Fleur de saison
3 - Le vieil amant
4 - Sweet Blossom
5 - Opium
6 - Dame de lotus
7 - Swimming
8 - In The Lake
9 - Rose hybride de thé
10 - Never Fall In Love
11 - Annie
12 - My Old Friend
13 - En cendres




     Végétal, après la fraicheur pop du premier album, éponyme, d'Émilie Simon en 2003, s'aventure sur les terres de l'électro pointue et raffinée. Les sonorités électroniques, font corps ici avec les instruments acoustiques semblant même souvent en émaner. Tout comme chez Björk parfois; tout comme chez Claire Diterzi, cette autre française, sur son album Boucle (2006). La pochette de Végétal retient l'attention: frêle, fragile, tout en désuètes dentelles, sur un beau fond vert sombre, Émilie y est d'une beauté à la fois maladive et sophistiquée. La production du disque, fait la part belle aux climats étranges et captivants. Alors Végétal ne peut certes plus bénéficier de l'effet de surprise du premier album. C'est aussi un album en un sens plus consensuel, car plus classieux, que le fantasque - et jouissif - The Big Machine à venir. Cet album très abouti, autour de la thématique végétale et des éléments n'en est pas moins un beau disque.

     Avec la venimeuse «Alicia», c'est dans une tonalité inquiétante que débute Végétal, car dans les bras de lierre d'Alicia, sous la protection de plantes carnivores, nul ne se réveille… «Je regrette/La hyène cannibale/Que j'ai été» chante Claire Diterzi sur le titre d'ouverture de Boucle; Émilie Simon a t-elle écouté cet album au moment de l'écriture du sien? En tout cas ces deux chansons, aux textures à la fois synthétiques et soyeuses, sont tout aussi fascinantes. Les violons et altos aux lignes insinuantes, enlacent puis étreignent, tandis que la belle, telle une mante religieuse, étrangle. Les paroles accomplissent un sans faute: les rimes, riches et sonores créent une sourde menace. La chanteuse, chez qui «les vers de Lise/se lisent autour d'un verre», a parfois été tentée par la préciosité sur son premier album. Certains titres de Végétal ne sont pas épargnés par ces coquetteries de style: «À force de malentendus je suis malentendant/Et ces déjà-vus me rendent malveillant» peut-on lire dans le texte de «En cendres». Le meilleur sur ce titre est dans la musique, qui renoue avec la poésie sonore tout en douceur ouatée du premier album de la chanteuse. «Le vieil amant» souffre aussi de ce même manque d'ailes et du même excès de formalisme: «Il est parti le temps/Il n'a pas pris son temps/Me voilà qui t'attends/Comme un vieux prétendant». Et c'est bien dommage car la musique est réellement inspirée et sensible.
     Émilie Simon le reconnait, elle pense musique d'abord/paroles ensuite, et c'est bien la musique le vecteur de l'émotion sur ce disque: les instrumentaux de Végétal sont souvent superbes, mis en valeur par une production très aboutie. Les paroles d'«Opium» cultivent autant le lâcher prise que la musique en est funky et rythmiquement "sculptée". Émilie Simon révèle ici sa maîtrise évidente des machines et du matériau sonore. Qualité de confection élevée digne de la haute couture. Les sons synthétiques de la boite à rythme, électriques du Fender Rhodes, la voix d'Émilie, se fondent pour créer une texture sonore très «végétale». Le piano détourné, dont le cadre en fonte sert de percussion sur «My Old Friend» semble reprendre à son compte les bricolages iconoclastes du John Cage des Sonates et Interludes pour piano préparé, transplantés ici dans la pop. Émilie Simon est aux antipodes d'une autodidacte fonctionnant à l'instinct. Issue d'une famille musicienne, elle à étudié à l'IRCAM et est titulaire d'un DEA de musique contemporaine. Nul doute qu'elle s'est forgé durant cette formation initiale une culture sonore très musique XXème. Et pour ceux qui croyaient entendre Kate Bush sur «Nothing To Do With You» (The Big Machine), on répondra tout aussi sûrement: Tori Amos sur «My Old Friend», direct et efficace comme une compo de la «Cornflake Girl». Une énergie rock, un jeu pianistique très physique, une interprétation très animale.
     Mais c'est bien avec Boucle, de Claire Diterzi, paru également en 2006 et avec la Björk de Post (1995) et Homogenic (1997)  que la filiation de Végétal est la plus évidente. «Annie» partage avec «Clin d'oeil» de l'autre française,  cette électro «au fusain», au naturalisme timbral surprenant, loin des tons criards du dancefloor. Comme Björk, Émilie Simon ne craint pas non plus d'inviter certains instruments du monde classique: violons, altos et violoncelles sur «Sweet Blossom»… qui va prendre insensiblement des airs de «Hyperballad» (Post) tout comme «Swimming». Quant à «Dame de Lotus», au beat et à la ligne de basse technoïdes, elle ne déparerait pas sur un album de l'islandaise.

     Émilie Simon, qui reconnait faire de l'ordinateur un instrument de musique, réalise une électro-pop d'une grande souplesse de textures. Ambitieux et plutôt abouti.

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