30 septembre 2013

jean-Michel Pilc Trio - Live At Sweet Basil vol. 2 (chronique jazz)

Jean-Michel Pilc Trio - Live At Sweet Basil vol. 2 (2000)



1 - Honeysuckle Rose
2 - On Green Dolphin Street
3 - My Funny Valentine
4 - 262
5 - Bessie's Blues
6 - My Köln Concert
7 - Tea For Two
8 - Together
9 - All Blues


Album disponible à l'écoute sur Deezer en cliquant ici

     
     Depuis près de 25 ans maintenant avec son premier album solo Funambule (1989), Jean-Michel Pilc déstructure les standards, leur infligeant les plus radicales distorsions, pour mieux en faire ressortir un pouvoir de subversion insoupçonné. Le jazz de cet ancien ingénieur au Centre National d'Études Spatiales, en soliste ou en sideman, est celui d'un autodidacte anticonformiste, souvent iconoclaste: les «So What», «Giant Steps», et autres «My Funny Valentine», c'est à rebrousse-poil qu'il les "caresse". Si en sideman Jean-Michel Pilc a pu discipliner son jeu, notamment sur le très beau Midnight Sun (2004) d'Elisabeth Kontomanou, en trio avec François Moutin à la basse et Ari Hoenig à la batterie, le pianiste poursuit depuis 1997 une carrière explosive. Le double Live At Sweet Basil paru en 2000 est une réunion au disque de deux concerts distincts: les 25 et 28/02/1999 pour le premier volume et le 24/04/2000 pour le second. Si à deux ans d'écart on y retrouve les mêmes qualités, le second volume à l'avantage d'être plus fourni en classiques du Real Book.

     Qu'elle semble loin la bonhomie espiègle de Fats Waller sur cette version anguleuse et métallique de «Honeysuckle Rose» qui débute le set. C'est en filigrane que le standard de Waller, qui abandonne ici sa jovialité stride originelle pour des lignes éclatées, parcourt toute la pièce. Entrecoupées de glissandi teigneux du pianiste qui semble vouloir lacérer le clavier, des bribes du thème, appuyées jusqu'à en être surtimbrées, permettent pour qui en doute de s'assurer que c'est bien «Honeysuckle Rose» qui est joué là. Le trio Pilc/Moutin/Hoenig récidivera avec «So What» sur l'album Welcome Home deux plus tard, en répétant sur un mode maniaque le motif fameux du standard de Kind Of Blue, pour paradoxalement mieux se distancier la plupart du temps de son esprit cool. Sur ce Live At Sweet Basil, si Moutin est globalement plus en retrait, la rapidité des réflexes de Hoenig à la batterie, au plus près des intentions du pianiste est à saluer. «On Green Dolphin Street» le voit particulièrement inspiré, en particulier à la toute fin du morceau, quitte à mordre un peu sur l'espace du bassiste; Pilc toujours à ses frasques pianistiques monte déjà bien en température en ce début de set. Il y a chez ce pianiste une hantise de la joliesse, de la consonance trop confortable des accords classés, auxquelles il a toujours préféré les frottements des secondes, septièmes, autant d'intervalles qui écorchent délicieusement l'oreille. Cette jouissance dans la "fausse note" est évidente avec ce motif martelé à 1.44 de «Honeysuckle Rose» comme un fait exprès précédé d'un insolent silence, comme pour le souligner au marqueur rouge! Et pourquoi exposer un thème dans une seule tonalité alors que pour en augmenter les propriétés abrasives, il suffit de le doubler à des intervalles que la théorie bien sûr réprouve? Confère «All Blues» à l'autre extrémité de la tracklist; le thème de Miles Davis, après l'entrée de son motif d'accompagnement, le voit repris au demi-ton supérieur tout là haut, à la main droite… Petrouchka au Sweet Basil! Car il y a du Stravinsky chez Pilc, dans ces lignes émaciées, criardes et ouvertement bitonales. Sur «Tea For Two», comme un peintre cubiste se jouant de la perspective et des volumes, le pianiste français met à plat en les répétant, en butant dessus, ici un bout de phrase, là un motif. Les thèmes, Pilc les expose sous toutes les coutures, en révèle tous les côtés cachés, les potentialités! De ce point de vue, les amateurs de Martial Solal, apprécieront à n'en pas douter les acrobaties thématiques de Pilc, son fils spirituel… un soupçon de brutalité en plus. Ainsi, à une minute du début de cette vieille rengaine de Vincent Youmans, quatre traits: le dernier semble interrompu par accident… avant de se fracasser sur un accord cinglant; tellement cinglant qu'on croit à un bris de verre. Cette sensation de matière que le pianiste arrive à tirer de son instrument, plus qu'étonnante, est surtout d'une audace assez insolente. Le verre pilé de «Tea For Two», mais aussi le métal chauffé à blanc de «Bessie's Blues, ou encore les mitraillement en rafales de «Together» ou la coda de «All blues», avant les dernières déflagrations signalant la fin du set!

     Un jazz brûlant, d'humeur très versatile, d'une grande liberté de style, d'un engagement physique impressionnant, provoquant une sensation de jaillissement extraordinaire.

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