27 mai 2013

Fleetwood Mac - Tusk (chronique rock)

Fleetwood Mac - Tusk (1979)




1 - Over And Over
2 - Ledge
3 - Think About Me
4 - Save Me
5 - Sara
6 - What Makes You Think You're The One
7 - Storms
8 - That's All For Everyone
9 - Not that Funny
10 - Sisters Of The Moon
11 - Angel
12 - That's Enough For Me 
13 - Brown Eyes
14 - Never Make Me Cry
15 - I Know I'm Not Wrong
16 - Honey Hi
17 - Beautiful Child
18 - Walk A Thin Line
19 - Tusk
20 - Never Forget




     À la sortie de Tusk, son prédécesseur, le triomphal Rumours (1977) avait déjà été écoulé à près de 13 millions d'unités à travers le monde. Les membres de Fleetwood Mac, loin d'un opportunisme qui aurait consisté à écrire un second Rumours eurent l'audace artistique de prendre leur public et la critique de court. Tuskjusque dans sa pochette sibylline et antiséductrice au possible, est un "anti Rumours". Foisonnant, parfois déconcertant, Tusk, c'est le White Album de Fleetwood Mac*. Rumours imposait sa perfection soft-rock dès la première écoute; ce nouvel album, s'il n'en possède pas la magnifique évidence mélodique, est en revanche plus dense. Double LP de largement plus d'une heure, Tusk est certes foisonnant, mais aussi disparate: plus une collection de chanson individuelles qu'un ensemble homogène. Le guitariste Lindsey Buckingham, en composant neuf des vingt titres de la tracklist, est le principal maître d'oeuvre de l'album. Christine McVie et Stevie Nicks se partagent l'écriture des autres chansons.

     Mais qui a eu l'idée de placer ce «Over And Over» en ouverture d'album? À mille lieux des départ d'anthologie de Fleetwood Mac (1975) et de Rumours, jubilatoires, «Over And Over», une ballade folk rock, semble bien sage. C'est pour cette fois Christine McVie qui est aux manettes pour ce début d'album. On retrouve la veine sensible de la chanteuse dans ces mots simples sur les choses de l'amour, mais que l'instrumental, à la douceur feutrée semble alangui; un début qui ressemble à une fin. La country-rock «Ledge» qui suit, brute comme une toile de jute, est alors un coup de théâtre. C'est avec ce genre de compositions iconoclastes au son très garage, que l'on pense au double blanc des Beatles; une composition comme «That's Enough For Me» quelques volte face plus loin, country déjantée, jouée pleine balle, marque davantage cet ancrage esthétique. À vrai dire, il y a non pas un, mais deux albums sur ce pléthorique Tusk! Les compositions signées Lindsey Buckingham, aux arrangements souvent "à rebrousse-poil" forment le premier; les chansons de Christine Mcvie/Stevie Nicks, aux productions plus belles plastiquement, le second. Il faut tenter l'expérience, et enchainer les compos de Buckingham les unes après les autres, pour comprendre à quel point on aurait pu tenir là un fabuleux premier album solo du guitariste du Mac. Les deux jumeaux instrumentaux que sont «Not That Funny» et «I Know I'm Not Wrong», sont du meilleur Buckingham, bien secondé ici par John McVie et Mick Fleetwood à la basse et à la batterie. Un mot sur le batteur: ses prestation sur «What Makes You Think You're The One» et sur «Brown Eyes», loins des sentiers battus du drumming rock FM, sont d'une justesse de style remarquable. Quant à la tendre «Save Me»,  pétrie de contradictions - «Turn me off turn me out/But don't turn me away/Save me a place» - la chanson montre un Lindsey Buckingham fort touchant.
     À vrai dire, sur le plan instrumental, Tusk est l'album le plus profond émotionellement du groupe anglo-californien. Rumours était la chronique d'affres conjugales sur des musiques radieuses, dans laquelle seule «Oh Daddy» annonçait l'album à venir. Ici, à l'inverse, ce sont des titres comme «Think About Me» qui permettent d'assurer la continuité avec l'optimisme du rock californien des deux albums précédents du groupe. La  chanson rappelle furieusement «Say You Love Me» et «You Make Loving Fun», également signées par Christine McVie, sur Fleetwood Mac et Rumours. En revanche, «Brown Eyes» n'aurait pas pu se trouver sur Rumours. En matière de lyrisme, «Storms» est le chef d'oeuvre expressif de Tusk. Dans cette ballade à fleur de peau, la rencontre de la guitare en son chorus et du Fender Rhodes crée une alliance exceptionnelle de sensualité et d'émotion. La texture cotonneuse de l'ensemble allant à la rencontre des orages affectifs du texte, est une géniale oxymore. Ici comme sur tout l'album, Stevie Nicks, incontestablement une des plus grandes voix du rock, est au sommet de son art. Qui veut s'en assurer pourra écouter sa prise de voix sur le deuxième couplet de «Sara». Les ruptures de tons sont une des clés de l'émotion dans les compositions les plus sensibles de Tusk, qui toujours succèdent à des chansons entrainantes. Ainsi «Beautiful Child», après l'ensoleillée «Honey Hi», se pare t'elle d'un éclat singulier; la chanson, d'une placide ballade se transforme en une lancinante plainte, qui, en ressassant les mêmes accords, se teinte d'une nostalgie palpable. Alors malgré cette impression de puzzle à reconstituer, l'édifice Tusk tient debout, et même plutôt brillamment: la production chamarrée, qui fait fi de l'homogénéité, constitue paradoxalement un des atouts de Tusk, en renouvellant constamment l'intérêt de l'auditeur.

     Plus long, plus aventureux, plus difficile, Tusk eut un succès bien moindre que Rumours. Certes moins parfait, il reste un disque d'une richesse au moins égale à son prédécesseur.

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* Stephen Holden, «Tusk Review», Rolling Stones Magazine, 13/12/79. 

20 mai 2013

Whitney Houston - Whitney Houston (chronique pop/soul)

Whitney Houston - Whitney Houston (album) (1985)




1 - You Give Good Love
2 - Thinking About You
3 - Someone For Me
4 - Saving All My Love For You
5 Nobody Loves Me Like You Do
6 - I  Will I Know
7 - All At Once
8 - Take Good Care Of My Heart
9 - The Greatest Love Of All
10 - Hold Me




     Une mise en garde s'impose pour les personnes diabétiques, qui, attirées par la jeune biche sur la pochette, seraient à deux doigts de craquer pour ce premier album de Whitney Houston: le sucre y est présent à une telle concentration que la crise d'hyperglycémie leur est promise à son écoute. Pour les autres amateurs de sucreries, l'écart est permis, et même recommandé. Presque monothématique, Whitney Houston n'a d'yeux que pour l'amour, qui n'est pas encore un «sport de contact» pour l'Américaine, et qu'elle aborde ici avec une candeur désarmante! Et si un titre, un seul, s'éloigne du sujet, c’est pour mieux peindre un très tendre bonheur familial. Le disque suivant de la chanteuse, Whitney (1987), malgré ses qualités, substituera parfois au sucre naturel de ce premier LP, un "sirop de glucose" à la saveur nettement moins authentique.


     Une jeune ingénue, en quête de l'homme idéal, comprend que celui dont elle a besoin est juste à côté d'elle. C'est sur cette prise de conscience d'une louable sagesse que débute l'album, qu'on devine déjà moralement irréprochable! La production rayonnante de la chanson semble être une réponse à ce choix amoureux réfléchi; et la musique de ce «You Give Good Love», pop sensuellement soul, d'esquives harmoniques en modulations impromptues, se pare de raffinements d'écriture étonnants sur un disque aussi mainstream. Une croyance ancrée veut que les très bons albums puissent se reconnaitre dès leurs premières secondes… Les contres-exemples ne seraient pas longs à trouver mais qu'importe: ce «You Give Good Love» a une classe folle. Tout l'album d'ailleurs, qui couta 400 000 dollars à produire, une somme alors considérable pour un premier LP, est placé sous le signe de cette production classieuse. Les parties de clavier, exaltées par des sections de cordes langoureuses sur les ballades, donne à l’album cette touche soul des plus avantageuses. Un titre aussi teinté eighties que «Take Good Care Of My Heart», duo de la chanteuse avec Jermaine Jackson, est la preuve pour tous ses détracteurs, qu'un DX7, utilisé avec parcimonie, ça pouvait parfois avoir du style. L'excellent «How Will I Know», construit sur un entêtant - et donc imparable - groove de basse, est une véritable bombe synth-funk, qui rend accroc dès la première écoute. «How will I Know», certes, mais quoi donc? Réponse dans le texte : «If He Really Loves Me»! Nulle inquiétude derrière la question, mais bien plutôt un optimisme fébrile, l'interprétation de Whitney Houston y étant d'une vitalité extraordinaire. Le clip de la chanson, pop et multicolore est à voir : coiffée d’un ravissant serre-tête, Whitney y est toute mimi! La tracklist de l'album, comme la chanteuse prendra toujours soin de le faire sur ses futurs albums, alterne intelligemment ces titres pop avec des ballades plus «émotionnelles».
     Le contraste entre «How Will I Know et «All At Once» qui lui fait suite, chronique d'une rupture amoureuse, et donc forcément douleureuse - un million de larmes, ça fait beaucoup - est ainsi absolu. La musique de Michael Masser, émouvante sans pathos, un peu sentimentale mais sans pleurnicheries, et l'interprétation de Whitney Houston, très «vécue», sont tout simplement admirables. La formule de Whitney Houston, semble être celle de tous ces albums habilement composés pour tant de chanteuses à voix en quête de parts de marché: un producteur expérimenté, ici Clive Davis patron d'Arista records, une équipe de compositeurs/arrangeurs/paroliers talentueux et une chanteuse désirable, vocalement et physiquement, ce qu’est au plus haut point dans les deux cas Whitney Houston, qui avait commencé sa carrière comme mannequin. «How Will I Know» avait ainsi été initialement proposée à Janet jackson par ses auteurs, et Michael Masser, qui signe, en plus de «All At Once», trois autres compositions sur l'album, est à l'époque, avec le parolier Jerry Goffin, un faiseur de ballades très couru - «Nothing's gonna Change My Love For You», c’est eux! Mais Whitney Houston, bien plus que cet «habituel filet d'eau tiède du professionnalisme*», dixit Patrick Bateman, le sulfureux golden boy de American Psycho, c'est le charme au sens le plus fort du terme; celui qui peut rendre exquise une bluette comme «Saving All My Love For You». Chatoiement de la septième majeure sur ce titre, également signé par la paire Jerry Goffin/Michael Masser: quand tintent ces frêles premières notes de piano électrique, quand s'approche la voix caressante de la chanteuse, un soupir de quiétude s'empare de l'auditeur. Quant à «Nobody Loves Me Like You Do», chantée par une autre, cette chanson aurait été dégoulinante de bons sentiments; par Whitney Houston, ce bonheur sans ombres illumine. Les images du textes, sont d'une sentimentalité qui fait sourire… et donc séduit.

     Placé en 257ème position au classement des «500 greatest album of all time» du Rolling Stone Magazine, Whitney Houston est un trésor à redécouvrir.

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Bret Easton Ellis, American Psycho, Vintage Books, 1991: «Brandly professionnal affair» dans l'édition originale américaine 

13 mai 2013

Fauré - Deuxième Quintette avec piano/n° 2/op. 115/ (analyse)

Fauré - Deuxième Quintette avec piano opus 115 (1921)



Allegro moderato
Allegro vivo
Andante moderato
Allegro molto


   


     L'anecdote, bien qu'apocryphe, est révélatrice: lorsqu'il fut interrogé sur le lieu de composition de son très beau Sixième Nocturne, Fauré aurait déclaré en guise de réponse: «sous le tunnel du Simplon»; le cadre, on en conviendra, est fort peu propice à l'inspiration. À l'opposé d'un Debussy esthète, s'entourant des objets les plus précieux, amateur de rares estampes japonaises et de mobilier raffiné*, fétiches nécessaires à son élan créateur, Fauré, s'est toujours accommodé, souvent par necessité professionnelle, des lieux les plus ordinaires pour son travail. L'ascétisme de la dernière manière du compositeur n'en est que plus fascinant. Le quintette, compte parmi les opus tardifs du compositeur, cette troisième manière, d'une extrême pureté, et témoignage en musique de la surdité alors presque totale du vieil homme. D'une genèse longue et difficile, entrecoupée de périodes de soucis physiques, ce Deuxième quintette avec piano n'en connut pas moins un succès immense lors de sa création, et Fauré accrut encore une reconnaissance tardive mais considérable.

     Les premières mesures du Quintette opus 115 forment le début le plus magique de tout l'oeuvre chambriste de Gabriel Fauré. Le premier thème, au souffle puissant, est exposé en entrées successives, à l'alto, au violoncelle, puis aux violons, sur un accompagnement régulier du piano. L'écriture harmonique, aux effets de tuilage, produit un «fondu enchainé» d'accords qui, prenant la forme d'un flux pianistique immuable, est pour beaucoup dans l'impression d'une grande coulée de musique qu'évoquent déjà ces quelques mesures. La modalité, que toujours affectionna Fauré, livre sans doute une des clés de cette impression. Loin des tension/détente, couple usé du système tonal, à la trop évidente directionnalité, le mode de la ici, polit le discours, adoucit les contours, dépose les fins de phrases sur ce lit harmonique, ouvre des perspectives. Un motif secondaire plus rythmique est ensuite exposé aux cordes seules avant le véritable second thème, énoncé au piano seul, tout de secondes et septièmes pensives. Et si le développement, s'ouvrant avec le premier thème, voit la houle du début faire son retour, le second thème, particulièrement étendu, engourdit encore davantage les sens que dans l'exposition: le mouvement entier, d'un grand pouvoir d'évocation, oscille ainsi entre flux et reflux, par vagues successives. La réexposition, régulière, voit toutefois le thème principal cette fois joué en homorythmie par les cordes, et véritable nouveau départ de cette page grandiose.
     Après la puissante affluence de l'Allegro Moderato, le deuxième mouvement, Allegro Vivo prend la forme d'un scherzo ailé et vif-argent. Cet essaim de doubles croches fusant du piano, ces pizzicati des cordes sont d'une vigueur de trait évidemment mendelssohnienne; mais, égratignés de chromatismes et de tons entiers ils finissent par évoquer bien plus Debussy que le compositeur du Songe: l'Étude pour les huit doigts précisément. Vient ensuite une valse, qui  par effet de contraste, parait fragile après ce fantasmagorique ballet. Réinstallant un semblant de tonalité après ce bruissement quasi atonal elle va tout du long s'imbriquer avec lui.
     L'Andante Moderato, d'une extraordinaire sérénité, dans son entier baigne dans des tonalités pastels et délavées. Le mouvement, tel un dernier rivage au bord du silence, se laisse bien souvent gagner par la tristesse, comme un regard jeté derrière soi. Structuré autour de trois idées, cette Andante est d'une rare complexité émotionnelle. La première, jouée deux fois aux cordes seules,  est d'un recueillement presque religieux, proche en cela du dernier Beethoven. Une sinueuse mélodie lui fait suite, exposée par tout le quintette: une marche harmonique à la tierce mineure descendante, avant un motif plus tendre qui lui répond. Riches en sortilèges harmoniques, l'écriture fauréenne engourdit déjà les sens en ces mesures liminaires. D'une pudeur de sentiment toute fauréenne la troisième idée, cantando, en forme de choral joué au piano, fait briller les derniers feux du romantisme en ce premier quart de XXème siècle… Ces accents de lyrisme contenu mais ardent, c'était déjà ceux de la Pavane ou de certaines pages du Requiem. Le mouvement, ensuite fera alterner ces trois idées, dans des variations d'éclairages d'un fascinant raffinement  avant une coda, apaisée.
     Le finale, Allegro molto, de forme rondo bithématique, est construit comme une grande arche dynamique; le thème du refrain, à l'alto, réfléchi mais résolu, à vrai dire le laisse deviner: le mouvement aura ces dimensions fleuves - cinq cent quarante mesures - que ce motif fait pressentir. Les autres cordes font leur entrée successivement, comme dans l'Allegro Moderato initial, et dans un jeu d'équivoques rythmiques avec la basse du piano, 3/4 contre 3/2. Le premier couplet, au piano, sorte de valse instable contraste nettement avec ce début. Poco a poco accelerando, les octaves jubilatoires du piano préparent la coda qui culmine dans un éclatant do majeur.

     Des dix opus, tous essentiels, composant la musique de chambre de Fauré, le Deuxième Quintette avec piano d'une ampleur orchestrale, occupe la première place. 

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* Jean-Michel NECTOUX, Gabriel Fauré, Les voix du clair-obscur, Fayard, 2008, p. 618.