28 janvier 2013

Beach House - Bloom (chronique dream pop)


Beach House - Bloom (2012)



1 - Myth
2 - Wild
3 - Lazuli
4 - Other People
5 - The Hours 
6 - Troublemaker
7 - New Year
8 - Wishes
9 - On The Sea
10 - Irene
                                                                                                



     Il m'est parfois arrivé en dormant de faire ce rêve: j'étais étendu dans un océan de nuages, moelleux et profonds comme du duvet. Mais je pouvais aussi goûter ces nuages, qui étaient tout à la fois de la crème fouettée, s'offrant à moi à perte de vue. Bloom, le dernier album du groupe Beach House est pour moi la transcription pop de ces images. Si certains titres de leur précédent album, l'indolent Teen Dream, ont déjà un air de Bloom, cette nouvelle livraison est une réelle évolution. Bloom, plus concentré émotionnellement, nous fait quitter le monde de la rêverie éveillée pour entrer dans celui, véritable, du rêve. Bloom est pour cette raison un album d'un abord très facile, tout en volutes sonores et courbes sensuelles: les aspérités n'ont pas leur place ici.  


     Le qualificatif «dream pop» accordé à Beach House prend tout son sens sur ce nouvel album, dès son début, et tout au long de l'écoute. «The Hours», est sans doute le titre le plus représentatif de cette esthétique: un beat synthétique de TR 808, des choeurs évanescents, quelques accords cadentiels de guitare… Puis la voix de Victoria Legrand, melliflue, qui effleure, qui caresse, à l'androgynie troublante; les ports de voix de la chanteuse, sa façon parfois d'attaquer la note «par en dessous», sont un délice de suavité. Bien sûr, qui dit dream pop dit Cocteau Twins, le porte drapeau de cette esthétique et influence première du duo Legrand/Scally. Certains titres de Cocteau Twins sonnent déjà pré-Beach House. «Fifty-Fifty clown» sur Heaven Or Las Vegas (1991), annonce «Other People» de Beach House: les mêmes nappes de synthés chic, la même production raffinée, mais aussi la même immédiateté mélodique, ce qu'on ne l'on ne reprochera ni à l'un ni à l'autre. Car c'est peut-être cette «colonne vertébrale mélodique» qui à parfois fait défaut aux premiers albums de Cocteau Twins. Victorialand (1986) est surtout une collection d'ambiances sonores et ce manque de structure fait perdre le fil. Bloom, lui, est un album calibré, très radio friendly: «Troublemaker», «New Year», avec leur beat tout à fait mainstream, leur prégnance mélodique et la même production accrocheuse, sont imparables ; «Other People» une tuerie. Tout l'album, d'une cohérence sonore et esthétique remarquable, semble comme nimbé d'un halo de lumière comparable au flou artistique des photographes. Bloom, c'est un peu comme une photographie prise à l'aide de certains filtres Cokin: d'une luminosité onirique.

     Mais si la musique de Bloom s'écoute la tête dans les nuages, les paroles, et bien qu'avec force allusions sont, elles, beaucoup plus ancrées dans la réalité. Comme sur Teen Dream, il est ici question d'incommunicabilité des êtres, de regrets du passé. «You can't keep hangin' on/To all that's dead and gone» chante Victoria Legrand sur le vibrant «Myth» ouvrant l'album. La langue, très métaphorique, ouvre une grande pluralité d'interprétation: dans les chansons de Bloom, chacun peut souvent se reconnaitre, et ces textes qui tendent à l'universalité semblent alors répondre à leurs écrins instrumentaux aériens. Cohérent certes, au risque du maniérisme, sur certains titres qui déploient une symbolique peut-être un peu trop sophistiquée.  À quoi renvoie donc le mystérieux Lazuli sur le titre du même nom? À la pierre bleutée? À une mystérieuse présence divine comme le suggère son clip? Bloom n'est donc pas parfait? Sans doute pas, et sur «New Year» la ligne mélodique du refrain est un peu maladroite et perd ce sens du legato, très heavenly voice. Mais, comme dans un rêve, où il suffit d'un bruit environnant pour être tiré des bras de Morphée, la magie sonore de la meilleure dream pop est d'autant plus précieuse qu'elle est fragile. «On The Sea» est de ce point de vue miraculeuse: bien qu'une toute petite chose en apparence elle atteint pleinement les ambitions du groupe, «une forme d'immensité*» dixit Victoria Legrand, et rapproche Bloom d'une forme de perfection.
     
     Bloom, it's a strange paradise.

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* Les Inrockuptibles n°859 (16/05/2012), interview recueillie par Thomas Burgel.

21 janvier 2013

Kate Bush - The Kick Inside (chronique rock)


Kate Bush - The Kick Inside (1978)



1 - Moving
2 - The Saxophone Song
3 - Strange Phenomena
4 - Kite
5 - The Man with The Child in his eyes
6 - Wuthering Heights
7 - James And The Cold Gun
8 - Feel It
9 - Oh To Be In Love
10 - L'Amour Looks Something Like You
11 - Them Heavy People
12 - Room For The Life
13 - The Kick Inside




     Si The Kick Inside était une couleur, ce serait sans aucun doute le rose, dont il explore toutes les nuances. Le rose  pastel des rêveries amoureuses de l'adolescence; le rose plus soutenu de l'éveil de la féminité; le rose bonbon de la voix de Kate Bush, mutine, additive. Parfois drôle et décalé, toujours touchant, ce premier album développe un imaginaire foisonnant. L'échappée dans le rêve, le désir, l'amour: écouter The Kick Inside, écrit le plus souvent à la première personne, c'est comme découvrir le journal intime d'une jeune fille à l'âge de ses premiers émois. La musique, très sensible, trouve le juste équilibre entre ballades rock faisant la part belle au piano, et compositions plus énergiques. Mais ce sont bien la production, les arrangements, et la voix de Kate Bush, inouïe au sens premier du terme, qui font avant tout le charme de ce premier album de la chanteuse anglaise.

     Chanson initiatique, «Moving» dépeint l'apprentissage douloureux de la danse par une jeune femme troublée par son professeur, et les émotions physiques qui en résultent. Ce titre ouvre l'album dans une véritable féérie sonore, très dream pop. Les arpèges dans l'aigu du piano, la voix de Kate Bush, nous font plonger dans le monde du rêve; les choeurs du refrain, sur des harmonies étranges et belles, des trouvailles sonores étonnantes sur le mot «lilly», placent ce début d'album sous le signe du merveilleux. «Strange Phenomena», au non moins étrange accord polytonal de son début , La M sur Fa et qui surprend dans le cadre du rock, retrouve la magie de «Moving». Le refrain, sucré comme une guimauve, aux paroles un peu surréalistes est mignon tout plein: «We raise our hats to the strange phenomena./Soul-birds of a feather flock together». La fantaisie, sonore et textuelle, traverse l'album: «Oh To Be In Love» aux choeurs d'hommes sur les refrains, très second degré scandant «Oh-oh-oh to be-e-e in love»; Kite, le «reggae rigolo» au paroles Lewis Carrolliennes et un brin fantastiques, révèle une Kate Bush caméléon, au registre vocal incroyablement élastique. Si les paroles de «Moving» sont sensuelles, celles de «L'Amour Looks Something Like You», une ballade rock à l'instrumental beaucoup plus classique le sont tout autant. Et du sensuel à l'explicitement sexuel, la très déshabillée «Feel It» franchit le pas: «So keep on a-moving in, keep on a-tuning in/Synchronize rhythm now», chantées sur un ton libéré. La classique formule du piano/voix au féminin retenue ici est ainsi plus complexe qu'il n'y parait: des progressions d'accords très simples certes, mais qui vont créer cette alcôve harmonique, où vont pouvoir se lover des paroles sans ambigüités et creuser cette dissonance entre texte et musique; troublant.
     La douceur qui se dégage de ce disque est étonnante. De «Moving» à «Strange Phenomena», de «The Man With The Child In His Eyes» à «Room For The Life», The Kick Inside, est marqué par ses sonorités cotonneuses et la voix caressante de Kate Bush, jusque dans ses chansons les plus dures. Le titre éponyme, «le coup dans le ventre» qui aborde l'inceste, est ponctué d'interventions de cordes, flûtes, hautbois, apaisées. «The Man With The Child in His Eyes» est une véritable scène de film romantique dans lequel la candeur des paroles n'a d'égale que les interventions délicatement sentimentales des instruments de l'orchestre. Cette continuité musicale et stylistique, loin de desservir l'album, lui assure son  unité sonore. 
     Quelques compositions plus énergiques viennent «muscler» un peu la tracklist comme «The Saxophone Song»: «It's in me/And you know it's for real/Tuning in on your saxophone» Double sens évident sur cette compo rock mid tempo aux discrètes syncopes, qui annonce le titre le plus rock de l'album, «James And The Cold Gun», façon «Star» De Bowie sur l'album Ziggy Stardust; piano et guitare sur la brèche, ligne de basse directe  et efficace, batterie carrée: un plaisir immédiat comme le rock sait en offrir… Mais le chef d'oeuvre du disque est bien sûr «Wuthering Heights», à juste titre la chanson la plus connue de l'artiste. Sur des paroles inspirées du roman du même nom de Émily Brontë (1818-1848), Kate Bush parvient à restituer le climat du livre grâce à des enchainement harmoniques pour le moins «cavaliers» sur les couplets et qui retrouvent le climat fantasmagorique du roman. Les refrains plus attendus viennent parfaire la composition, pour en faire un classique inoubliable du rock au féminin. Kate Bush nous fera le privilège quelques années plus tard de réenregistrer «Wuthering Heights», servi par une production plus catchy et qui surpasse l'original, sur la compilation The Whole Story en 1986.

     Un disque très girly et follement attachant.

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14 janvier 2013

Chopin - Quatrième Ballade/n° 4/op. 52 (analyse)


Frédéric Chopin - Quatrième Ballade (1842)






    Chopin est probablement le compositeur sur lequel il existe encore le plus de malentendus. Coupable d’avoir composé une oeuvre d’une grand pouvoir de séduction et d’un abord des plus aisés, une partie du public ne veut encore voir dans sa musique, que son enveloppe la plus facile. Il n’en est rien. Harmoniste hardi, mélodiste génial, grand inventeur de sonorités, léger et profond à la fois, Chopin n’a pour seul tort que d’avoir consacré sa vie à la seule musique pour piano, faisant de lui un «spécialiste».
     La Quatrième Ballade est une des oeuvres qui synthétisent le mieux le style et l'esthétique de compositeur polonais. Elle renferme tout aussi bien le Chopin brillant de certaines de ses valses que les sonorités radieuses de la Barcarolle, les accès de brutalité des scherzos que les effusions de lyrisme des nocturnes. Oeuvre d’un grand raffinement d'écriture, cette ballade ne possède pas la puissance dramatique des trois précédentes mais préfère une expression plus intérieure. Elle est de ce fait la plus exigeante pour l’auditeur. De structure assez libre, elle fait alterner un thème principal exposé trois fois et un thème contrastant entendu à deux reprises, précédés d'une introduction et d'une coda.

     Dès l'introduction, radieuse, aux riches harmonies, on peut entendre ce «son Chopin» toute en transparence et reflets irisés, celui du Nocturne op. 37 n° 2, de la Barcarolle op. 60, et qui fascinera Debussy. Cette lumière méridionale étant là pour mieux amener l'inoubliable thème principal, d'un sentiment nostalgique, et aux intonations mélodiques un peu orientalisantes; l’effet moiré de ces motifs, qui changent imperceptiblement d'humeur au gré de leurs subtiles variations mélodiques est d’une richesse insondable. Le thème est repris avant un passage en accords et octaves, plein de mystère, et au rendu sonore presque «liquide», comme un gué entre deux rives. Arrive alors une des plus sublimes inspirations de Chopin: après cette digression, et sur de somptueuses harmonies, une continuation mélodique du thème principal, d'une grande tristesse va venir clore ce premier exposé. Lors de sa reprise, le thème, est orné d'un contrechant aux voix intérieures qui, crescendo, va aboutir sur une rafales d'octaves virtuoses: L'instrument sonne magnifiquement; du très grand piano. Le second thème, rêveur, au doux bercement rythmique n'est qu'à peine dérangé par quelques appuis rythmiques décalés. S'ouvre ensuite un épisode purement «gratuit» dans la structure de l'oeuvre et qui s'abandonne à la pure délectation sonore et instrumentale: des arpèges ascendants qui vont retomber en une fine pluie de sixtes, typiques du compositeur, par deux fois, avant une sorte de valse légère et gracieuse, qui s'anime peu à peu, avant de recroiser les motifs du thème principal. Ceux-ci complètement renouvelés, dans un miroitement de couleurs qui évoquent la fin de la Barcarolle annoncent le retour du radieux thème introductif, dans une nouvelle tonalité. Art de la variation, lors de cette courte section où les motifs constitutifs du thème principal se trouvent repris dans un épisode en imitation de caractère austère avant le troisième exposé du thème principal. À vrai dire, On comprend mal l'art de Chopin si l'on ne perçoit pas son génie de l'écriture et de la résonance pianistique, manifestes dans le Nocturne op. 27 n° 2, ou le Huitième Prélude. Dans la ballade, le traitement du thème est typiquement chopinien par son écriture ornementale de la mélodie, aux sinueuses arabesques, son rythme irrégulier et très libre tissant une toile d'une grande finesse. Après quelques mesures de transition réapparaît le thème contrastant. Art de la transformation thématique là encore. Alors que dans la première partie de l'oeuvre ce thème était serein  il s'enfièvre ici peu à peu et se fait cette fois passionné, sur de larges arpèges à la basse. Après une plongée dans les graves de l’instrument, viennent des montées successives de la basse, houleuses,  avant des rafales d’arpèges aux deux mains, souvenir de la 24ème Étude et qui vont venir se fracasser sur trois accords dans la nuance triple fortissimo, tels des gifles assénées. Cinq accords aussi diaphanes qu’innatendus assurent alors la transition avec la coda… Qu'on ne s'y trompe pas, cette violence expressive est une constante chez Chopin: elle était déjà présente dans le Premier Scherzo esquissé dès 1830, convulsif et inquiétant; elle le sera encore dans la fuligineuse Deuxième Sonate en 1839. Cette coda conclut la Ballade de manière éclatante et fort avantageuse pour son interprète, dès lors qu'il est en possession des moyens techniques pour se hisser à la hauteur de ce monument du répertoire. 

     L'oeuvre ultime du piano romantique.

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7 janvier 2013

Talk Talk - Spirit Of Eden (chronique post-rock)


Talk Talk - Spirit Of Eden (1988)



1 - Rainbow
2 - Eden
3 - Desire
4 - Inheritance
5 - I Believe In You
6 - Wealth




     Le meilleur. Spirit Of Eden EST le meilleur album de Talk Talk. On a souvent comparé ce disque à son successeur, Laughing Stock, paru en 1991: la même radicalité, la même importance accordée au silence, à la différence des albums précédents du groupe, plus mainstream. Spirit Of Eden et Laughing Stock diffèrent pourtant sur plusieurs points. Le premier, malgré le contemplatif Wealth, est un album sanguin. Cette palette expressive très large est absente du second, plus âpre, et qui manque peut-être de ces moments de fulgurance. À vrai dire, Spirit Of Eden se nourrit autant du Talk Talk première manière, néo-romantique, qu'il annonce Laughing Stock par son recours aux instruments acoustiques, son travail sur le temps musical et le rapport au silence. 

     La première partie de l'album est une suite en trois parties: The Rainbow/Eden/Desire, trois titres sur la tracklist mais un tout organique à l'écoute, uni par un art de la gradation expressive et de la transition d'une grande fluidité. Le début de «The Rainbow» est un lever de rideau - lever de soleil devrait-on dire - extraordinaire, irradiant de lumière, entre le Debussy de La Mer pour le climat et le Miles Davis de Porgy And Bess pour le son. Quelques notes de trompette avec sourdine, pures, des violons dans l'extrême aigu, puis… Un harmonica, brut, terreux. Déjà est en germe ici ce qui sera une des grandes forces de Laughing Stock: ce travail sur les textures sonores, créant presque des «effets de matières» pour reprendre un terme emprunté à l'univers de la mode. Trois ans plus tard, «After The Flood» nous fera toucher du velours, avant un solo de guitare crissant comme des ongles sur un tableau noir. Est-ce un album de rock auquel on a affaire ici? Après ces brumes impressionistes et avec l'entrée de la guitare, de la batterie et de la basse, la pulsation s'installe. Une ballade rock et lascive, débute alors. Cette suspension du temps musical, cette trouée de lumière de l'harmonium peu avant la fin du titre, précède un solo d'harmonica aux accents blues, et l'on retrouve ce contraste entre ciel et terre du début. «Eden» comme «The Rainbow», au même début à l'écriture éclatée, naît du silence, avant qu'une note obstinée de la basse n'ouvre un long et spectaculaire crescendo, des accords de guitare, douloureux, venant déchirer l'espace sonore avant le premier couplet à la même nonchalance sensuelle que celui de «The Rainbow». La température s'élève au moment du refrain, incantatoire, plus opulent… Ce va et vient entre montées d'adrénaline et moments d'accalmie, cris et chuchotements qui parcoure «Eden» et plus encore «Desire», après les «préléminaires» de «The Rainbow» fait de cette première partie d'album une musique pulsionnelle, sexuelle presque, jouissive c'est certain. Mais cette esthétique rattache aussi ces deux titres et le suivant au Talk Talk des débuts ; celui de «The Party's Over» ou de «Such A Shame», des couplets qui musardent, préludes de refrains hymniques à l'emphase contagieuse. «Desire» atteste de la capacité du groupe à faire sortir sa musique de cadre du rock: une introduction à l'harmonium, recueillie, presque liturgique; un ostinato de guitare lancinant, qui captive l'attention; et ce «that ain't me baby» pulsionnel du chanteur sur le refrain, porté par une puissante déflagration instrumentale: un vertigineux morphing stylistique. «Desire», semblable de ce point de vue à «The Rainbow» et «Eden» dont il partage la structure, reprend ensuite le couplet suivi de son refrain avant un solo, de guitare cette fois, bruitiste et sans concessions. Fin du premier acte.
     «Inheritance» et «I Believe In You», deux titres à la progression plus linéaire, nous font quitter les accents héroïques de la première partie pour plus d'aipaisement. L'introverti «Inheritance», aux accords de piano ténus, seulement soutenus par le jeu aux balais du batteur, est idéalement placé après le rock chauffé à blanc de «Desire»; il n'en est que plus beau. La production envoûtante de «I Believe In You» lui confère un son à l'éclat presque irréel à force de brillance. la voix de Hollis, au pathos électrisant, plonge dans une réverbération qui semble infinie. Une ligne de contrebasse tendue comme un arc et au dessus de laquelle la voix du chanteur paraît encore plus aérienne, renforce cette impression de cathédrale sonore. L'absence momentanée de soutien de la basse, les choeurs d'enfants diaphanes, n'en sont que plus audibles, élevant immanquablement le «centre de gravité sonore» vers la lumière.
     «Wealth», après les envolées lyriques précédentes fait entrer l'auditeur dans le troisième acte, «after the flood» pourrait-on dire. Romantisme là encore avec ces invocations sur «take my freedom». Les harmonies, les mélodies, le style vocal, appartiennent au rock, mais la contrebasse et le piano semblent issus d'une ballade de jazz… Superbe. Les interventions d'orgue Hammond tout autant. La fin, amélodique, aux longs accords d'orgue, semble hors du temps. Après le lever de soleil de «The Rainbow», le crépuscule.

     Un album complexe stylistiquement; brillamment structuré; riche émotionnellement; la pierre fondatrice du post-rock.

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1 janvier 2013

Keren Ann - 101 (chronique pop)

Keren Ann - 101 (2012)



1 - My Name Is Trouble
2 - Run With You
3 - All The Beautiful Girls
4 - Sugar Mama
5 - She Won't Trade It For Nothing
6 - You Were On Fire
7 - Blood On My Hands
8 - Song From A Tour Bus
9 - Strange Weather
10 - 101




      Le visuel de la pochette de 101, représentant Keren Ann un revolver à la main, dans un noir et blanc stylisé, donne une idée du contenu de cet album. De la noirceur certes, musicale et textuelle, mais nulle brutalité expressive sur ce nouvel opus de la chanteuse. Keren Ann conserve ici les arrangement délicats et le lyrisme mélodique qui ont fait son style depuis son premier album La biographie de Luka Philipsen en 2000. Mais surtout, poursuivant ce qui n'était qu'esquissé sur le titre «It's All A Lie», issu de son dernier album en 2007, ces nouvelles chansons, servies par une production somptueuse, s'éloignent nettement de la pop/rock/folk de qualité des débuts de la chanteuse. 101 alterne les ballades sombres et tourmentées et des «instantanés» pop et enlevés, qui vont apporter la lumière et la légèreté nécessaire à cet opus.


     Disque très référencé musicalement, 101 réinterprète la pop, le funk, la folk avec une créativité évidente. Dans le single de l'album «My Name Is Trouble», la basse et le Clavinet de ce titre qui aurait pu constituer un hit funk trente ans plus tôt, cédent désormais leur place aux synthés. La voix évanescente de Keren Ann apporte à ce brillant exercice de style une distanciation qui fascine, loin du groove brûlant du funk des seventies. «Sugar Mama» est un clin d'oeil à la pop anglo-saxonne des années 60. Soutenue par un kit de batterie léger, à la façon de Ringo Starr, cette mélodie aux intonations faciles est là aussi d'une belle maîtrise de style. Quant à l'excentrique tango up-tempo, «Blood On My Hands», sa musique faussement désinvolte ne fait qu'augmenter l'impact de ses paroles: «He pulled out a winchester pre-64/And said "are you ready to kill ?"/ There was blood on my shoes/there was blood on my makeup […]». Les refrains low-fi, comme sortis d'un vieux poste de radio apportent un savoureux contraste à cet album si soigné.
     Mais plus encore que ces titres pop,  ce qui fait de 101 un album remarquable, ce sont ses ballades capiteuses. Seule la folksong douce-amère «All The Beautiful girls» pourra rappeler la Keren Ann «au naturel» de l'album La Disparition (2002). Mais malgré leurs arrangements proches, les paroles très arty de «All The Beautiful girls» sont antipodes de celles de la sensible «Au coin du monde». Keren Ann confirme ici, si besoin était, son talent de mélodiste sensible. «Run With You», une ballade sensuelle s'inscrit dans la continuité de certains titres de son précédent album, tel «It's All A Lie». En ayant recours, derrière la voix très près du micro, à une réverbération généreuse, un effet de profondeur de champ et un halo sonore très vaporeux sont créés; le court solo de guitare électrique, pris dans le feu des instruments à cordes embrase la chanson. Mais le sommet de l'album, c'est «You Were On Fire» le soleil noir de 101. «You were on fire/Tainted in the sun/You ran against the raging wind/Decadent and drunken with desire»: ces paroles troubles et belles sont exaltées par une musique somptueuse. Après une première partie très gainsbourienne, la chanson dévoile peu à peu ses sortilèges sonores sur les refrains, soutenus là encore par une section de cordes - une constante chez Keren Ann - et un choeur séraphique qui gagnent progressivement en volume pour composer un final envoutant.
     De climats étonnamment proches, les deux dernières plages de 101 offrent un superbe travail sur la répétition et les progressions harmoniques minimalistes. «Strange Weather», distille une émotion musicale aussi trouble que ses paroles, mystérieuses: «Wake up slowly, there are blue skies/Cutting white lines in black matter!/I see them shining through your drunken eyes,/Carving silver is strange weather.» La chanson titre, «101», comporte une double référence, au psaume 101 de la bible, mais aussi à ce chiffre 101, la valeur des initiales de Keren Ann en hébreu: kuf (K), 100, et aleph (A), 1. La chanson est construite selon un décompte de 101 objets, choses, pensées. Un son profond et sombre, un instrumental vénéneux achèvent de plonger l'auditeur dans une voluptueuse torpeur.
     
     101 réussit le tour de force d'être à la fois d'une beauté glacée tout en étant souvent flamboyant et toujours d'une émotion à fleur de peau. 

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