10 février 2014

Chopin - Polonaise en la bémol majeur, opus 53/«Héroïque» (analyse)

Chopin - Polonaise en la bémol majeur, opus 53 (1842)




La Polonaise en la bémol majeur opus 53 sous les doigts de Arthur Rubinstein, son meilleur ambassadeur, et qui en fera un de ses chevaux de bataille au concert:





     De Chopin, on a conservé seize polonaises pour le piano: sept furent éditées de son vivant, les trois de l'opus 71 publiées à titre posthume, et six oeuvres sont sans numéros d'opus. Alors que les Nocturnes représentent l'aspect le plus introverti et rêveur de la musique du compositeur, ces Polonaises, d'un caractère souvent feu et flamme, sont des pages écrites d'une plume puissante. Celle-ci, dite «Héroïque» n'a pas été surnommée ainsi par Georges Sand sans raison: son panache n'a d'égal que les moyens sonores considérables qu'elle réclame de son interprète. C'est assurément la plus célèbre des seize, et à juste titre. Car, si la trop fameuse Marche Funèbre du compositeur, est bien inférieure au reste de la Sonate en si bémol mineur dont elle est extraite, d'une géniale noirceur, cette polonaise exhalte le genre chez Chopin. Son interprétation, il est vrai très gratifiante, donne d'ailleurs trop souvent lieu à des effets de manche de la part des interprètes. La pièce est en coupe tripartite, deux parties principales autour d'un trio central suivi d’un intermède lyrique, et encadrées elles-mêmes pas une introduction et une coda.

     C'est en visionnant Shine (1996), film retraçant l'histoire du pianiste David Helfgott, que j'eus ma «révélation chopinienne». Une scène fameuse de ce long-métrage met en scène le jeune David jouant au débotté à une audition d'élèves la Polonaise en la bémol majeur opus 53 devant une assistance d'abord perplexe - l'oeuvre est difficile - puis médusée par les dons du jeune garçon. Cette scène est étonnante et exemplaire, car sa progression semble une illustration par le médium cinématographique de ce qu'un auditeur peut ressentir à l'écoute de l'introduction magistrale de l'opus 53! Une double octave, une montée chromatiques en accords de sixte, trois accords énigmatiques… L'accord qui suit à la mesure cinq, fa bémol sur une basse de mi bémol n'est pas seulement abrupt en lui-même: il est mis en scène! deux mesures d'un brouillard harmonique menaçant précédent ainsi cette détonation, jouée qui plus est sforzando! Ces salves d'accords de sixte ne sont pas nouvelles sous la plume de Chopin, mais empruntées à l'Allegro maestoso du Premier Concerto pour piano (1830); son développement en faisait déjà un usage électrisant, contrepoint au lyrisme poudré des thèmes précédemment exposés. Ici, derrière ces harmonies dissonantes et jusqu'à l'exposé du thème, les choses en réalité sont simples: une élémentaire cadence parfaite en la bémol majeur, étirée sur dix-sept mesures! Le célébrissime thème principal de l'oeuvre peut alors faire son entrée, sur de profondes basses en octaves. Comme indiqué dans le manuscrit autographe, on prendra ces dernières dans la pédale, pour parvenir au «Maestoso» indiqué en préambule de l'oeuvre, et non pas en sautillant d'octave en octave! Après un trait en gammes balayant crescendo tout le clavier et de très sonores accords cadentiels, le fameux thème est repris à l'octave supérieure, dans un éclatant fortissimo, ponctué de trilles semblant imiter des roulements de tambour. Pour tout dire, si héroïsme il y a dans ces pages, celui-ci est en partie conditionné par la signature rythmique martiale qui caractérise le genre de la polonaise: une longue/deux brèves/quatre longues, et qui semble appeler une écriture puissante. Toutes les polonaises de la période parisienne du maître, soit à partir de l'opus 26, partagent d'ailleurs un peu de cet héroïsme: la tapageuse Polonaise opus 40 n° 2 dite «Militaire» a su habilement tirer parti de ce motif typique, et ainsi faire oublier une inspiration vacillante. Un premier épisode contrastant prend la forme d'une progression mélodique en octaves, se coulant dans un rythme des plus resserés, et lui conférant un caractère presque guerrier avec ses pressantes triples croches. Le thème sera ensuite repris une fois avant le morceau de résistance que beaucoup attendent: le trio central. Dans la tonalité éloignée de mi majeur et emmené par des octaves obstinées à la main gauche, ce trio dépayse forcément. Partant d'abord la fleur au fusil, sotto voce, il se grise peu à peu de son propre mouvement pour aboutir forte à une modulation en dièse majeur. Parce que ces octaves sont une véritable épreuve d'endurance physique, certains pianistes se font fort ici, en augmentant le tempo d'augmenter aussi le tour de force… Vladimir Horowitz, qui ne ratait jamais une occasion de montrer ses muscles, était le champion à ce jeu puéril. L'intermède qui suit est pour le pianiste une halte nécessaire, pour l'auditeur un moment de lyrisme appréciable après toutes ces flammèches. Après un dernier exposé du thème, la coda en reprend les éléments. La jouer au tempo suffira; trop de pianistes ici pressent artificiellement le mouvement, parce que c'est la fin et qu'on doit en mettre plein la vue.
     La Polonaise en la bémol majeur opus 53, à condition de l'interpréter au plus près du texte, reste une oeuvre «inusable», d’un pouvoir de séduction unique.

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