20 janvier 2014

Stupeflip - The Hypnoflip Invasion (chronique rap)

Stupeflip - The Hypnoflip Invasion (2011)



1 - Invasion
2 - Stupeflip vite!!
3 - La menuiserie
4 - Gaëlle
5 - Chek da Krou
6 - Le spleen des petits
7 - Dangereux!!
8 - Hater's Killah
9 - Strange Pain
10 - Gem lé moch'
11 - Sinode pibouin
12 - Ce petit blouson en daim
13 - 72.8 mhz
14 - Dark Warriors
15 - Lettre à Mylène
16 - Ancienne prophétie
17 - Apocalypse 894 
18 - La mort à Pop-Hip
19 Le coeur qui cogne
20 - Keep The Faith 
21 - Région Est




     «Prendre des petits bouts de trucs et puis les assembler ensemble»: c'est l'improbable alchimie de Stupeflip. Le résultat est un monde en soi, retraçant la naissance, le fonctionnement, et les motivations du CROU. King Ju, Cadillac et MC Salo ont en l'espace de trois albums imposé leur style singulier, potache et attachant, dans le rap français. Attention! Le délire revendiqué et une inégalité d'inspiration de tous les instants ne doivent pas masquer le talent bien réel du trio, dans les textes et la musique. Ce nouveau LP, financé à l'arrache par des fans après que les trois sales gosses se soit fait remercier en 2005 par leur producteur BMG, est paradoxalement le plus pro du groupe. Finies les bidouilles de Stupeflip (2003) et Stup Religion (2005) sur SoundEdit, The Hypnoflip Invasion a été entièrement mixé au très réputé Studio Ferber dans le XXème arrondissement de Paris. Ajoutés à cela un recentrage sur le rap et un relatif abandon des riffs cradingues à la Bérurier noir, The Hypnoflip Invasion gagne en muscle.

     «le Stupeflip CROU ne mourra jamais» proclame la voix caverneuse passée dans la moulinette d'un vocodeur dans «Invasion», l'introduction de The Hypnoflip Invasion. Ces bouts de dialogues de SF de série Z, posés un peu n'importe où sur et entre les titres, sont le fil rouge faussement conducteur de ce nouvel album, en cela semblable aux précédents. Surtout, ne pas chercher à comprendre! D'ailleurs, même Julien Barthélémy, alias King Ju/Pop-Hip à la scène, ne sait pas ce qu'est le CROU*. En 2003, ces intertitres, de parodies loufoques de Star Wars en collages bizarres, avaient la fraicheur de la nouveauté et faisaient de Stupepflip un foisonnant foutoir. Aujourd'hui, cette multiplication de pistes donne parfois un aspect filandreux à The Hypnoflip Invasion: «Strange Pain», «Dark Warriors», «Ancienne prophétie» étaient-ils bien indispensables? C'est lorsque Julien Barthélémy, qui revendique se désintéresser des paroles, se concentre sur le seul impact rythmique de ses textes, traitant à l'occasion sa voix comme un instrument à percussions, qu'il est le meilleur. Il faut l'écouter à la fin de «Stupeflip», extrait du LP homonyme, trébucher volontairement sur «qu'est ce c'est que ce truc» suggérant un charley semi-ouvert! King Ju à une vraie facilité pour les assonances délirantes et les rimes qui cognent: «Donne moi l'courrage/d'aller bouffer tous les nuages», il fallait la trouver celle-là, et «Stupeflip Vite», un des meilleurs sons de l'album gagne sur les deux tableaux, paroles et musique. De ce point de vue, «Hater's Killah» n'est pas tant une dénonciation des no life planqués derrière leur écran qu'un titre au flow magnétique, au refrain aussi invraisemblable qu'addictif! Et quand certaines chansons s'adjoignent des paroles plus concernées et quelques punchlines bien envoyées, alors c'est que du bonus. là où le très régressif «Les monstres» sur le premier album se contentait d'être drôlissime, ici, le superbe «Spleen des petits», une chronique de cour de récréation qui fait se télescoper une silhouette à la South Park et Caliméro, devient d'une étonnante justesse émotionnelle. «Gem lé moch'» me fait le même effet qu'un «Bistouflex» de Seth Gueko: hilarant. Le goût intact de Stupeflip pour l'ego trip et la gonflette verbale sur ce troisième LP en fait un authentique album de rap, sur lequel la synth-pop en toc de «Ce petit blouson en daim» ou «Le coeur qui cogne» jure fortement. Le troisième degré de ces clowneries ne fait que partiellement oublier leur incongruité dans un album aussi ancré stylistiquement. Face à un «Chek da Krou», qui retrouve la hargne anar d'«À bas la hiérarchie» dix plus tôt, ces compos signés Pop-Hip, double artistique de King Ju, semblent jouer petit bras. Non, ce sont des instrus de tueur comme «Stupeflip vite» ou «La menuiserie» qui font l'attrait de The Hypnoflip Invasion. Le premier, avec son sample de synthé plein d'urgence a été sans surprise le single qui tape fort sur le radios en 2011, et le second évoque curieusement plus une aciérie qu'une menuiserie. Alors synth-pop cheap à la Katerine ou brûlots rap punkisants? Il serait bon que Stupeflip choisisse son camp… «La mort à Pop-Hip» quelques pistes plus loin semble apporter un début de réponse satisfaisant. À confirmer au prochain album. 

          Avec The Hypnoflip Invasion Stupeflip livre comme à son habitude un album perfectible et fourre-tout, drôle et créatif. À confirmer au prochain album.

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* «Le Crou a été formé en 1972. Mais, je ne peux même pas le décrire ni l’expliquer car on ne sait pas vraiment ce que c’est, ni qui est le chef dans l’histoire. Ça me fait penser à la série Le Prisonnier, on ne sait pas qui est le numéro 1 du Crou.» a reconnu Julien Barthélémy, répondant à une interview pour le blog Street Tease à l'occasion de la sortie de The Hypnoflip Invasion.

6 janvier 2014

Brahms - Deuxième Concerto pour piano/n° 2/opus 83/ (analyse)

Brahms - Deuxième Concerto pour piano (1881)



- Allegro non troppo
- Allegro appassionato
- Andante
- Allegretto Grazioso



     Quatre mouvements, près de cinquante minutes, plus de 1400 mesures: sur le papier l'oeuvre déjà impressionne! Avec son Second Concerto pour piano, Brahms compose une oeuvre aux proportions symphoniques dans laquelle il explore les nuances du grandiose: un Allegro initial souverain, un scherzo teinté de pathos mais un mouvement lent d'une infinie plénitude, avant un finale merveilleusement ailé. Si les critiques ont reproché au Premier Concerto pour piano du compositeur son aspect de «symphonie avec piano obligé», l'opus 83, bien que de dimensions imposantes est quant à lui d'un équilibre parfait entre soliste et orchestre, à l’intérieur d’une structure touffue mais jamais tortueuse.


     Solitude totale du corniste au début de l'Allegro non troppo. Ses premières notes sont décisives:  mal émises, trop détachées, elles ruineront la poésie de ce motif liminaire! Mais parfaitement legato, elles rendront l'entrée du piano d'autant plus majestueuse; cor naturel ici exclu à mon humble avis. Passé cet immense bien que très court préambule, et avant la véritable exposition orchestrale, une cadence du piano, spectaculaire parce qu'on n'attend pas ce type d'épisode sitôt dans un mouvement, coupe court à la rêverie. D'une poigne ferme elle va imposer le caractère général et le "rythme" du mouvement: puissamment volontaire, souvent épique. Globalement et plus encore que dans toute autre oeuvre du compositeur, dans ce concerto le trait restera large et le geste puissant; dans son exposition du second thème à la mesure 146, le piano, d'une dynamique orchestrale, semble ainsi vouloir rivaliser de puissance sonore avec celui-ci. En plus d'exiger de l'interprète des moyens techniques considérables, ce très long concerto lui impose une concentration et une résistance physique hors normes. Au fil de l'œuvre, d'une extrême variété de climats,  le piano évoluera vers une technique plus fine et l'écriture d'orchestre s'individualisera admirablement: le début du développement, par la magie d'un sixième degré, ce bémol voilant la musique d'une tristesse diffuse, révèle ainsi un art extraordinaire de la demi-teinte, dont Brahms a le secret. Ce développement, construit sur les trois thèmes de l'exposition continue ce travail d'éclairage des différentes facettes de ceux-ci. Puis, sans l'artifice d'aucune pédale de dominante, sans même le théâtre d'un trille bien placé, mais dans une fluidité d'écriture éblouissante, la réexposition commence.
     «Un joli petit scherzo» plaisantait Brahms dans sa correspondance. Que les allergiques à l'esthétique germanique ici s'abstiennent: tout dans cet Allegro Appassionato, dans lequel le piano, impérial, fait de l'orchestre son second, est "bigger than life" ! Le mouvement, en mineur dans une coupe tripartite, fait reposer ses parties encadrantes sur deux thèmes. Si le premier, lancé par un très sonore motif à la double octave fortissimo, parcouru d'haletants silences, est d'un pathos grandiose, le second est une plainte lancinante esquissée par les violons et altos dans leur registre aigu avant d’être  développée par le piano.  Le trio, en majeur et scandé à la noire, prend des allures de pièce d'apparat. La présence d'un scherzo au sein d'un concerto, genre limité aux trois mouvements traditionnels révèle l'ambition du maître. À vrai dire, à plusieurs reprises Brahms pensa introduire un scherzo dans un de ses concertos, tel celui pour violon.
     Après l'extraversion émotionnelle du mouvement précédent, l'Andante prend lui la forme d'une méditation poétique, entonnée par le violoncelle solo de l'orchestre. Le Concerto pour violon du compositeur, déjà dans son Adagio conviait un hautbois à entonner en soliste le thème principal du mouvement; procédé comparable ici, mais rendu différent. Le hautbois, souverainement hissé en haut de l'orchestre exprime plus un sentiment de sérénité olympienne que la méditation intimiste de cet Andante aux vertus émollientes. Ici le traitement parfois très individualisé des pupitres, les alliages diaphanes, les cordes pincées des contrebasses… On croirait par moment entendre le Ruhevoll de la Quatrième symphonie de Mahler.
     Merveilleux Finale! On l'attendait gigantesque et triomphal; cet Allegretto grazioso est un miracle de légèreté, enchainant les entrechats et cabrioles pianistiques sur un duvet d'orchestre. Le refrain de ce rondo-sonate tout en "pointes" avec ses octaves piquées du pianiste est, après l'engourdissement des sens de l'Andante, un réveil plein de malice et d'espièglerie. Après sa reprise par l'orchestre ce thème est suivi d'un motif secondaire, quasi jumeau, n'était ces sixtes plus caressantes, avant un langoureux thème en mineur aux bois et cordes, tzigane comme l'étaient ceux du finale du Quatuor opus 25 ou du Concerto pour violon rappelle que l'on est chez Brahms. Un bref  motif de transition dans la région de la sous-dominante, et puis… le miracle! Un thème plein d'entrain emmené d'abord par le piano, repris à l'orchestre et orné par des traits en gamme du piano, comme des gazouillis. On regrettera juste, car c'est d'une forme rondo-sonate qu'il s'agit dans ce finale, que ce thème ne soit pas celui du refrain, pour pouvoir y revenir encore et encore. 

     Un des plus hauts massif du répertoire mais un des plus difficiles à gravir pour l’interprète. Ce Deuxième Concerto pour piano de Brahms est un pur chef-d'oeuvre.

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