15 avril 2013

Tori Amos - Little Earthquakes (chronique rock)

Tori Amos - Little Earthquakes (1992)




1 - Crucify
2 - Girl
3 - Silent All These Years
4 - Precious Thing
5 - Winter
6 - Happy Phantom
7 - China
8 - Leather
9 - Mother
10 - Tear In Your Hand
11 - Me And A Gun
12 - Little Earthquakes


     


     Le rock est le pré carré des guitaristes, bassistes, batteurs; le piano, son parent pauvre. Face aux assomants palmarès des, c'est selon, «dix plus grands guitar heroes», «cinquante plus grands groove de basse», «cent plus grand solos de batterie» du rock, combien de classement comparables pour le piano? Pour esquisser un début de réponse, certains citeront Kate Bush: son piano apporte juste une "touche de couleur"… L'instrument de l'Anglaise, c'est sa voix! Avec Tori Amos, et pour la première fois, on entend un jeu, un feeling, des parties de piano d'une évidence «idiomatique»: une imagination instrumentale. L'Américaine met à contribution sa formation classique, celle qui lui a donné une technique suffisante, une plasticité du son, tout en captant l'essence de l'esthétique rock: la lascivité, un toucher au besoin un peu "sale". Little Earthquakes, comme les albums suivants de l'artiste, offre un minutage généreux: près d'une heure pour ce LP: douze titres au format radio, couplets/refrains, mais production typée rock.


     Kate Bush et Madonna, ce sont les deux seins auxquels a tété Tori Amos, pour nourrir sa musique. À la première, elle reprend son extraversion, et un instrument. Mais l'univers de Tori Amos est plus «sexué» et c'est  naturellement chez la seconde qu'il faut chercher cette spiritualité tourmentée et ce goût pour le choc scabreux des contraires. Sur «Crucify», Tori Amos, torride, joue avec le feu des symboles, croisant religion et sexe: c'est son «Like A Prayer» à elle. Et puis ce piano: des arpèges finement nuancés, un jeu "mouillé" laissant, à l'occasion, s'épanouir de magnifiques résonances, des coups de boutoir. De Madonna, Tori Amos retient la suggestion et la tension amoureuse dans les ballades. «China» n'est pas sans évoquer «Promise To Try» de la madonne, pour ses arrangements et sa production, au même sentiment «océanique», pour ses paroles, également éprises d'absolu; «In your eyes I saw the future, together»: c'est curieux comme les interprètes de talent peuvent parvenir à donner aux textes les plus ordinaires une évidence expressive!
     Little Earthquakes est un album sincère, dont on ne saurait contester la nécessité  émotionnelle, ne serait-ce que pour le très difficile «Me And A Gun». Est-ce dans l'évènement bien réel dont est né cet a cappella devasté qu'il faut chercher l'explication originelle pour comprendre l'«univers» de la chanteuse? Les métaphores sibyllines sur «Girl», l'histoire d'une fille, une «everybody else's girl» qui ne s'appartient pas figurent en réalité la naissance artistique tardive de Tori Amos, à 28 ans, avec ce Little Earthquakes. L'instrumental de «Girl», un motif pianistique en tierces dans l'aigu, un drumming minimaliste et obstiné, composent un monochrome immaculé tendant vers une forme d'abstraction instrumentale, alors que sur les refrains, plus étoffés, Tori Amos se fait papillon sortant de sa chrysalide: «And in the shadow/She finds a way». Quelques addictives ballades se jouent de notre attirance innée pour le sucré, telle «Silent All these Years». Stylistiquement, c'est une berceuse. De celles que l'on entend sur les mobiles musicaux accrochés au lit des petits, tout simplement! seules les paroles aigres-douces, La petite sirène façon Tori, l'en éloignent. 
     Laissant entrevoir par moments l'explosif Under The Pink, son successeur sorti en 1994, Little Earthkaques est déjà par moments un album aux productions d'un fort pouvoir érotique; sur «Precious Thing», aux gémissements litigieux, on a du vrai "gros son". À l'entrée - fracassante! - de la batterie, aux rim-shots qui claquent et aux riches harmoniques, le piano n'est plus qu'un faire-valoir… l'espace d'un titre; car «Mother», teintée de blues, rétablit un peu plus loin l'équilibre. La chanson rappelle qu'au moins tout autant que Kate Bush, Tori Amos est une inconditionnelle de Joni Mitchell dont elle partage le goût pour la confidence au piano. Avec Tori Amos on entend des «riffs» pianistiques, de ceux que l'on voudrait repiquer pour se les mettre sous les doigts: les premières mesures de «Winter», on voudrait les garder pour soi, caressant le clavier de l'insrument, ici tentant un enrichissement harmonique inédit, là une inflexion vocale plus personnelle; dans la chaleur quotidienne et intime du foyer, alors que dehors quelques flocons commencent à tomber. Si Tori Amos est spontanément attirée par le soufre, elle est, à l'instar de Joni Mitchell, tout aussi à l'aise dans l'émotion simple. La chanson titre? Après avoir démarrré très fort avec «Crucify», «Little Earthquakes» referme magistralement cet album. Les harmonies vocales sur les refrains parviennent même à surpasser en beauté toutes les merveilles précédentes; rien de moins!

     De l’intimisme, de l’impudeur; de la candeur, de la crudité; la pureté et la souillure; des compositions toutes magnifiques: un album qui frappait fort en 1992. Little Earthquakes garde plus de vingt ans après toute sa puissance.

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