13 mai 2013

Fauré - Deuxième Quintette avec piano/n° 2/op. 115/ (analyse)

Fauré - Deuxième Quintette avec piano opus 115 (1921)



Allegro moderato
Allegro vivo
Andante moderato
Allegro molto


   


     L'anecdote, bien qu'apocryphe, est révélatrice: lorsqu'il fut interrogé sur le lieu de composition de son très beau Sixième Nocturne, Fauré aurait déclaré en guise de réponse: «sous le tunnel du Simplon»; le cadre, on en conviendra, est fort peu propice à l'inspiration. À l'opposé d'un Debussy esthète, s'entourant des objets les plus précieux, amateur de rares estampes japonaises et de mobilier raffiné*, fétiches nécessaires à son élan créateur, Fauré, s'est toujours accommodé, souvent par necessité professionnelle, des lieux les plus ordinaires pour son travail. L'ascétisme de la dernière manière du compositeur n'en est que plus fascinant. Le quintette, compte parmi les opus tardifs du compositeur, cette troisième manière, d'une extrême pureté, et témoignage en musique de la surdité alors presque totale du vieil homme. D'une genèse longue et difficile, entrecoupée de périodes de soucis physiques, ce Deuxième quintette avec piano n'en connut pas moins un succès immense lors de sa création, et Fauré accrut encore une reconnaissance tardive mais considérable.

     Les premières mesures du Quintette opus 115 forment le début le plus magique de tout l'oeuvre chambriste de Gabriel Fauré. Le premier thème, au souffle puissant, est exposé en entrées successives, à l'alto, au violoncelle, puis aux violons, sur un accompagnement régulier du piano. L'écriture harmonique, aux effets de tuilage, produit un «fondu enchainé» d'accords qui, prenant la forme d'un flux pianistique immuable, est pour beaucoup dans l'impression d'une grande coulée de musique qu'évoquent déjà ces quelques mesures. La modalité, que toujours affectionna Fauré, livre sans doute une des clés de cette impression. Loin des tension/détente, couple usé du système tonal, à la trop évidente directionnalité, le mode de la ici, polit le discours, adoucit les contours, dépose les fins de phrases sur ce lit harmonique, ouvre des perspectives. Un motif secondaire plus rythmique est ensuite exposé aux cordes seules avant le véritable second thème, énoncé au piano seul, tout de secondes et septièmes pensives. Et si le développement, s'ouvrant avec le premier thème, voit la houle du début faire son retour, le second thème, particulièrement étendu, engourdit encore davantage les sens que dans l'exposition: le mouvement entier, d'un grand pouvoir d'évocation, oscille ainsi entre flux et reflux, par vagues successives. La réexposition, régulière, voit toutefois le thème principal cette fois joué en homorythmie par les cordes, et véritable nouveau départ de cette page grandiose.
     Après la puissante affluence de l'Allegro Moderato, le deuxième mouvement, Allegro Vivo prend la forme d'un scherzo ailé et vif-argent. Cet essaim de doubles croches fusant du piano, ces pizzicati des cordes sont d'une vigueur de trait évidemment mendelssohnienne; mais, égratignés de chromatismes et de tons entiers ils finissent par évoquer bien plus Debussy que le compositeur du Songe: l'Étude pour les huit doigts précisément. Vient ensuite une valse, qui  par effet de contraste, parait fragile après ce fantasmagorique ballet. Réinstallant un semblant de tonalité après ce bruissement quasi atonal elle va tout du long s'imbriquer avec lui.
     L'Andante Moderato, d'une extraordinaire sérénité, dans son entier baigne dans des tonalités pastels et délavées. Le mouvement, tel un dernier rivage au bord du silence, se laisse bien souvent gagner par la tristesse, comme un regard jeté derrière soi. Structuré autour de trois idées, cette Andante est d'une rare complexité émotionnelle. La première, jouée deux fois aux cordes seules,  est d'un recueillement presque religieux, proche en cela du dernier Beethoven. Une sinueuse mélodie lui fait suite, exposée par tout le quintette: une marche harmonique à la tierce mineure descendante, avant un motif plus tendre qui lui répond. Riches en sortilèges harmoniques, l'écriture fauréenne engourdit déjà les sens en ces mesures liminaires. D'une pudeur de sentiment toute fauréenne la troisième idée, cantando, en forme de choral joué au piano, fait briller les derniers feux du romantisme en ce premier quart de XXème siècle… Ces accents de lyrisme contenu mais ardent, c'était déjà ceux de la Pavane ou de certaines pages du Requiem. Le mouvement, ensuite fera alterner ces trois idées, dans des variations d'éclairages d'un fascinant raffinement  avant une coda, apaisée.
     Le finale, Allegro molto, de forme rondo bithématique, est construit comme une grande arche dynamique; le thème du refrain, à l'alto, réfléchi mais résolu, à vrai dire le laisse deviner: le mouvement aura ces dimensions fleuves - cinq cent quarante mesures - que ce motif fait pressentir. Les autres cordes font leur entrée successivement, comme dans l'Allegro Moderato initial, et dans un jeu d'équivoques rythmiques avec la basse du piano, 3/4 contre 3/2. Le premier couplet, au piano, sorte de valse instable contraste nettement avec ce début. Poco a poco accelerando, les octaves jubilatoires du piano préparent la coda qui culmine dans un éclatant do majeur.

     Des dix opus, tous essentiels, composant la musique de chambre de Fauré, le Deuxième Quintette avec piano d'une ampleur orchestrale, occupe la première place. 

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* Jean-Michel NECTOUX, Gabriel Fauré, Les voix du clair-obscur, Fayard, 2008, p. 618.