18 mars 2013

Monteverdi - L'Orfeo (analyse)


Claudio Monteverdi - L'Orfeo (1607)




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     5 octobre 1600. Florence. Mariage de Henri IV avec Marie de Médicis. Dans les appartements de Antonio de Médicis, est créé le lendemain, pour  célébrer l'événement, Euridice du compositeur Jacopo Peri (1561-1633). Dans l'assistance: Vincenzo Gonzaga, duc de Mantoue, dont la femme n'est autre que la soeur de Marie de Médicis. Piqué par ce qu'il vient d'entendre, le duc commande à son propre maître de chapelle, également une oeuvre «où l'on parle en musique»… L'Histoire est en marche. 
     L'Orfeo est une oeuvre exceptionnelle à plusieurs titres. Pour le geste politique qu'elle répresente: en demandant à Monteverdi de traiter le même sujet que Peri, le très fier Vincent de Gonzague, entend prouver qu'à sa cour officie le plus grand compositeur de l'époque. Pour sa modernité: l'orchestre de L'Orfeo, extraordinairement riche et diapré, évolue au plus près du drame avec une souplesse inouïe à l'époque. Pour sa valeur artistique: l'oeuvre de Peri, qui reste aujourd'hui le premier opéra intégralement conservé de l'histoire de la musique, était avant tout un retour à l'antique, soucieux de ressusciter la tragédie grecque; une expérience d'érudits. L'opéra de Monteverdi est une réussite absolue.                               

     Il faut penser aujourd'hui à ces quelques secondes en fanfare, introduisant les films de la 20th Century fox, pour comprendre que la très sonore Toccata introductive à L'Orfeo assure une fonction comparable. Tout à la fois une façon de capter l'attention des auditeurs, et de donner à entendre, en musique, la puissance des Gonzague, en dépit de sa célébrité, rien n'est moins monteverdien que cette page. Avec le prologue qui suit, et début véritable de L'Orfeo, se manifeste symboliquement l'entrée dans le baroque. Monodie accompagnée: le procédé, va mettre à mal quatre siècles de cette tradition polyphonique qui n'avait que faire des mots, tout à son ordonnancement complexe et à sa perfection formelle. Le fascinant motet à quarante voix, Spem In allium, «édifié» par Thomas Tallis (1505-1585) est de ce point de vue exemplaire. Avec la monodie désormais, c'est le texte qui gouverne la musique, chargée d'en représenter musicalement le contenu émotionnel. 
     Le très pastoral premier acte et tout le début du deuxième ne sont que la célébration sans ombres de la venue des noces d'Orphée et Eurydice. Le héros grec, autrefois repoussé par la belle, a enfin trouvé la félicité auprès d'elle. Nymphes et bergers sont tout à leurs danses, récits, choeurs… Irruption alors foudroyante! Une funeste messagère, Silvia, apporte avec elle une terrible nouvelle: Eurydice, mordue par un serpent venimeux alors qu'elle cueillait des fleurs, est morte dans ses bras. D'acte I, à la recréation française de l'oeuvre par Vincent d'Indy en 1904, il n'y en eut tout simplement pas. Le musicien le supprima, car ne consistant «qu'en chansons et en danses pastorales*»: déséquilibre structurel regrettable. Car avec cette messagère, Monteverdi fait entrer le tragique dans l'opéra en son exact centre de gravité, au centre du deuxième des cinq actes; en compositeur et dramaturge virtuose, il délaisse violons et flûtes pour mieux entourer la messagère d'orgues funèbres. Enchainant les modulations âpres, il joue de la brutalité extrême du contraste. Virtuosité d'écriture/virtuosité instrumentale: si la première fut portée à un rare degré dès l'Ars Nova au XIV siècle, la seconde naît avec le baroque. Monteverdi, au début du troisième acte, fait se rejoindre les deux. Orphée se voit refuser l’entrée des enfers par son gardien : Charon, personnage sciemment taillé à coups de serpe, vocalement monolithique, ne peut qu'impressionner l'auditeur. Croyant l'émouvoir, Orphée entonne alors un chant… Si les sopranos devront attendre Mozart pour avoir leur Reine de la nuit, les ténors l'ont déjà avec ce «Possente spirto», souvent considéré comme la première aria à vocalises du répertoire. Dans ces six strophes, à défaut d'attendrir la bête, ce à quoi il ne parviendra qu'au son de sa lyre, Orphée, fou de désespoir, parvient encore à fasciner l'auditeur du XXIème siècle par ses prouesses. La suite du mythe est connue: elle appartient à l'imaginaire collectif. Ici comme à l'entrée de la messagère, c'est en coloriste que Monteverdi donne entendre le drame qui se joue dans ces abimes. Après sa Canzone prématurément victorieuse, lorsque Orphée se retourne vers son amante, la perdant à jamais, c'est au son de l'orgue de l'acte II. Dans l'édition de 1609, Orphée, contrairement à la tradition grecque n'est plus lacéré par les bacchantes, mais, sur les conseils de son père Apollon, monte au ciel, abandonnant ici-bas sa colère et ses passions passées. Avec cette Ascension, l'opéra perd en puissance dramatique ce qu'il gagne en symbolique christique.

     L'Orfeo, qui, ce 24 février 1607 n'a été entendu que de quelques aristocrates privilégiés, n'est rien de moins que l'ouvrage fondateur de l'opéra occidental et un de ses plus grands chefs-d'oeuvre.

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* Vincent D'Indy, préface de L'Orfeo, editions scola cantorum, Paris,1905.