7 janvier 2013

Talk Talk - Spirit Of Eden (chronique post-rock)


Talk Talk - Spirit Of Eden (1988)



1 - Rainbow
2 - Eden
3 - Desire
4 - Inheritance
5 - I Believe In You
6 - Wealth




     Le meilleur. Spirit Of Eden EST le meilleur album de Talk Talk. On a souvent comparé ce disque à son successeur, Laughing Stock, paru en 1991: la même radicalité, la même importance accordée au silence, à la différence des albums précédents du groupe, plus mainstream. Spirit Of Eden et Laughing Stock diffèrent pourtant sur plusieurs points. Le premier, malgré le contemplatif Wealth, est un album sanguin. Cette palette expressive très large est absente du second, plus âpre, et qui manque peut-être de ces moments de fulgurance. À vrai dire, Spirit Of Eden se nourrit autant du Talk Talk première manière, néo-romantique, qu'il annonce Laughing Stock par son recours aux instruments acoustiques, son travail sur le temps musical et le rapport au silence. 

     La première partie de l'album est une suite en trois parties: The Rainbow/Eden/Desire, trois titres sur la tracklist mais un tout organique à l'écoute, uni par un art de la gradation expressive et de la transition d'une grande fluidité. Le début de «The Rainbow» est un lever de rideau - lever de soleil devrait-on dire - extraordinaire, irradiant de lumière, entre le Debussy de La Mer pour le climat et le Miles Davis de Porgy And Bess pour le son. Quelques notes de trompette avec sourdine, pures, des violons dans l'extrême aigu, puis… Un harmonica, brut, terreux. Déjà est en germe ici ce qui sera une des grandes forces de Laughing Stock: ce travail sur les textures sonores, créant presque des «effets de matières» pour reprendre un terme emprunté à l'univers de la mode. Trois ans plus tard, «After The Flood» nous fera toucher du velours, avant un solo de guitare crissant comme des ongles sur un tableau noir. Est-ce un album de rock auquel on a affaire ici? Après ces brumes impressionistes et avec l'entrée de la guitare, de la batterie et de la basse, la pulsation s'installe. Une ballade rock et lascive, débute alors. Cette suspension du temps musical, cette trouée de lumière de l'harmonium peu avant la fin du titre, précède un solo d'harmonica aux accents blues, et l'on retrouve ce contraste entre ciel et terre du début. «Eden» comme «The Rainbow», au même début à l'écriture éclatée, naît du silence, avant qu'une note obstinée de la basse n'ouvre un long et spectaculaire crescendo, des accords de guitare, douloureux, venant déchirer l'espace sonore avant le premier couplet à la même nonchalance sensuelle que celui de «The Rainbow». La température s'élève au moment du refrain, incantatoire, plus opulent… Ce va et vient entre montées d'adrénaline et moments d'accalmie, cris et chuchotements qui parcoure «Eden» et plus encore «Desire», après les «préléminaires» de «The Rainbow» fait de cette première partie d'album une musique pulsionnelle, sexuelle presque, jouissive c'est certain. Mais cette esthétique rattache aussi ces deux titres et le suivant au Talk Talk des débuts ; celui de «The Party's Over» ou de «Such A Shame», des couplets qui musardent, préludes de refrains hymniques à l'emphase contagieuse. «Desire» atteste de la capacité du groupe à faire sortir sa musique de cadre du rock: une introduction à l'harmonium, recueillie, presque liturgique; un ostinato de guitare lancinant, qui captive l'attention; et ce «that ain't me baby» pulsionnel du chanteur sur le refrain, porté par une puissante déflagration instrumentale: un vertigineux morphing stylistique. «Desire», semblable de ce point de vue à «The Rainbow» et «Eden» dont il partage la structure, reprend ensuite le couplet suivi de son refrain avant un solo, de guitare cette fois, bruitiste et sans concessions. Fin du premier acte.
     «Inheritance» et «I Believe In You», deux titres à la progression plus linéaire, nous font quitter les accents héroïques de la première partie pour plus d'aipaisement. L'introverti «Inheritance», aux accords de piano ténus, seulement soutenus par le jeu aux balais du batteur, est idéalement placé après le rock chauffé à blanc de «Desire»; il n'en est que plus beau. La production envoûtante de «I Believe In You» lui confère un son à l'éclat presque irréel à force de brillance. la voix de Hollis, au pathos électrisant, plonge dans une réverbération qui semble infinie. Une ligne de contrebasse tendue comme un arc et au dessus de laquelle la voix du chanteur paraît encore plus aérienne, renforce cette impression de cathédrale sonore. L'absence momentanée de soutien de la basse, les choeurs d'enfants diaphanes, n'en sont que plus audibles, élevant immanquablement le «centre de gravité sonore» vers la lumière.
     «Wealth», après les envolées lyriques précédentes fait entrer l'auditeur dans le troisième acte, «after the flood» pourrait-on dire. Romantisme là encore avec ces invocations sur «take my freedom». Les harmonies, les mélodies, le style vocal, appartiennent au rock, mais la contrebasse et le piano semblent issus d'une ballade de jazz… Superbe. Les interventions d'orgue Hammond tout autant. La fin, amélodique, aux longs accords d'orgue, semble hors du temps. Après le lever de soleil de «The Rainbow», le crépuscule.

     Un album complexe stylistiquement; brillamment structuré; riche émotionnellement; la pierre fondatrice du post-rock.

 ✰ ✰ ✰ ✰ ✰

ma chaine YouTube