Chopin est probablement le
compositeur sur lequel il existe encore le plus de malentendus. Coupable
d’avoir composé une oeuvre d’une grand pouvoir de séduction et d’un abord des
plus aisés, une partie du public ne veut encore voir dans sa musique, que son enveloppe la plus facile. Il n’en est
rien. Harmoniste hardi, mélodiste génial, grand inventeur de sonorités,
léger et profond à la fois, Chopin n’a pour seul tort que d’avoir consacré sa
vie à la seule musique pour piano, faisant de lui un «spécialiste».
La Quatrième Ballade est une des oeuvres qui synthétisent le mieux le
style et l'esthétique de compositeur polonais. Elle renferme tout aussi bien le
Chopin brillant de certaines de ses valses que les sonorités radieuses de la Barcarolle, les accès de brutalité des scherzos que les
effusions de lyrisme des nocturnes. Oeuvre d’un grand raffinement d'écriture,
cette ballade ne possède pas la puissance dramatique des trois précédentes mais préfère une expression plus intérieure. Elle
est de ce fait la plus exigeante pour l’auditeur. De structure assez
libre, elle fait alterner un thème principal exposé trois fois et un thème
contrastant entendu à deux reprises, précédés d'une introduction et d'une coda.
Dès l'introduction,
radieuse, aux riches harmonies, on peut entendre ce «son Chopin» toute en
transparence et reflets irisés, celui du Nocturne op. 37 n° 2, de la Barcarolle op. 60, et qui fascinera Debussy. Cette lumière
méridionale étant là pour mieux amener l'inoubliable thème principal, d'un
sentiment nostalgique, et aux intonations mélodiques un peu
orientalisantes; l’effet moiré de ces motifs, qui changent
imperceptiblement d'humeur au gré de leurs subtiles variations mélodiques est
d’une richesse insondable. Le thème est repris avant un passage en accords et
octaves, plein de mystère, et au rendu sonore presque «liquide», comme un gué
entre deux rives. Arrive alors une des plus sublimes inspirations de Chopin: après
cette digression, et sur de somptueuses harmonies, une continuation mélodique
du thème principal, d'une grande tristesse va venir clore ce premier exposé.
Lors de sa reprise, le thème, est orné d'un contrechant aux voix intérieures
qui, crescendo, va aboutir sur
une rafales d'octaves virtuoses:
L'instrument sonne magnifiquement; du très grand piano. Le second thème,
rêveur, au doux bercement rythmique n'est qu'à peine dérangé par quelques
appuis rythmiques décalés. S'ouvre
ensuite un épisode purement «gratuit» dans la structure de l'oeuvre et qui
s'abandonne à la pure délectation sonore et instrumentale: des arpèges
ascendants qui vont retomber en une fine pluie de sixtes, typiques du
compositeur, par deux fois, avant une sorte de valse légère et gracieuse, qui
s'anime peu à peu, avant de recroiser les motifs du thème principal. Ceux-ci
complètement renouvelés, dans un miroitement de couleurs qui évoquent la fin de
la Barcarolle annoncent le retour
du radieux thème introductif, dans une nouvelle tonalité. Art de la variation,
lors de cette courte section où les motifs constitutifs du thème principal se
trouvent repris dans un épisode en imitation de caractère austère avant le
troisième exposé du thème principal. À vrai dire, On comprend mal l'art de
Chopin si l'on ne perçoit pas son génie de l'écriture et de la résonance
pianistique, manifestes dans le Nocturne op. 27 n° 2, ou le Huitième Prélude. Dans la ballade, le traitement du thème est
typiquement chopinien par son écriture ornementale de la mélodie, aux sinueuses arabesques, son rythme irrégulier et très libre
tissant une toile d'une grande finesse. Après quelques mesures de transition
réapparaît le thème contrastant. Art de la transformation thématique là encore.
Alors que dans la première partie de l'oeuvre ce thème était serein il s'enfièvre ici peu à peu et se fait
cette fois passionné, sur de larges arpèges à la basse. Après une plongée dans
les graves de l’instrument, viennent des montées successives de la basse,
houleuses, avant des rafales
d’arpèges aux deux mains, souvenir de la 24ème Étude et qui vont venir se fracasser sur trois accords
dans la nuance triple fortissimo,
tels des gifles assénées. Cinq accords aussi diaphanes qu’innatendus assurent
alors la transition avec la coda… Qu'on ne s'y trompe pas, cette violence
expressive est une constante chez Chopin: elle était déjà présente dans le Premier Scherzo esquissé dès 1830, convulsif et
inquiétant; elle le sera encore dans la fuligineuse Deuxième Sonate en 1839. Cette coda conclut la Ballade
de manière éclatante et fort avantageuse
pour son interprète, dès lors qu'il est en possession des moyens techniques
pour se hisser à la hauteur de ce monument du répertoire.
L'oeuvre ultime du
piano romantique.