Brad Mehldau - Live At The Village Vanguard (1997)
1 - It's Alright With Me
2 - Young And Foolish
3 - Monk's Dream
4 - The Way You Look Tonight
5 - Moon River
6 - Countdown
Deux noms viennent à l'esprit à
l'écoute de la musique de Brad Mehldau: Bill Evans et Keith Jarrett; Evans pour sa conception du trio de jazz comme improvisation à trois;
Jarrett pour ses pérégrinations solistes aventureuses, dont ce live au Vanguard
est traversé; les deux pour leur lyrisme inné, et dont le jeune américain est
l’héritier. Mehldau n'a pas froid aux yeux: The Art Of The Trio, c'est le titre, ambitieux, que le pianiste donnera
à un ensemble de cinq albums, en studio ou en live,
enregistrés entre 1997 et 2005, censés ainsi apporter une forme de réponse à ce
qu'est cet «art du trio». Live At The Village Vanguard, c'est le titre de ce volume 2 de la série: un
"label de qualité" depuis 1957, et le A Night At The Village
Vanguard inaugural de Sonny Rollins, année
où l'encore jeune Vanguard s'ouvre au jazz. Depuis? Bill Evans, Sunday
At The Village Vanguard (1961); John
Coltrane, Live At The Village Vanguard la même année; Dexter Gordon, Homecoming: Live at the Village
Vanguard (1976); Michel Petrucciani, Live
At The Village Vanguard (1984)… Autant dire qu'au moment de lancer
l'écoute de ce disque, l'attente est énorme.
Le court exorde pianistique de
«It's Allright With Me» lance le concert sans crier gare, avant l’entrée de Larry Grenadier à la contrebasse, et de Jorge Rossy à la batterie pour
l’exposé du thème. Dans un phrasé
hésitant ici entre binaire et ternaire, la conception de ce standard de Cole Porter se révèle très "assise". Le binaire met en valeur les lignes mélodiques du pianiste et lui permettent un jeu au fond du clavier et legato, soulignant la vocalité naturelle de ce grand amateur de Schubert et
Chopin. Le ternaire apporte cette fébrilité nécessaire au swing. Mehldau, qui alterne - en pleine conscience de son art, n'en doutons pas - les doubles croches fusantes avec des motifs mélodiquement plus prégnants est réellement passionnant! Et déjà cette indépendance totale des mains, qu'on vantera tant à
l'avenir. À l'évocation de «Yound And Foolish» le nom de Bill Evans et sa gravure de ce titre en 1958 avec Scott La Faro et Paul Motian s'impose. Brad Mehldau privilégie toutefois un toucher plus «sculpté» ici; Grenadier et Rossy, par leur soutien rythmique placide, soucieux de seulement marquer les temps et les changements harmoniques, déroulent le tapis rouge à leur partenaire: le jeu du pianiste, tout en accents et retards qui enjambent la mesure, constamment à distance de la pulsation, imprime une
tension expressive inattendue à ce standard. Le postlude
pianistique, magnifique, révèle l'ampleur des moyens musicaux de cet ancien
diplômé de Berklee. C'est ainsi, non sans une certaine ironie qu'on écoutera
«Monk's Dream», ce standard du plus techniquement contestable des pianistes de
jazz, Thelonious Monk… Beaucoup de musiciens ont tendance à souligner la
rudesse intrinsèque du thème, par un jeu heurté et brutal, très "monkien". Le trio opte ici
pour un tempo relativement soutenu et une conception plus plastique dans
laquelle à aucun moment Mehldau ne se départit de la beauté de son toucher. À
ne pas manquer: après les "échauffements" des cinq premières minutes,
la saturation progressive de l'espace par le contrepoint du pianiste, tendu à
l'extrême, au bord de la rupture, avant un climax/libération, très blues.
Réaction qui ne se fait pas attendre des spectateurs, réjouis, et bien audibles sur le disque! Avec «The Way You Look Tonight» c'est un Jorge Rossy réellement inspiré auquel on a droit.
Le batteur, dont beaucoup ont préféré son remplaçant à partir de 2006 au sein
du trio, Jeff Ballard, EST l'acteur principal de la réussite de ce thème: il lui donne au
départ son classicisme léger, et qui ne laisse pas du tout augurer des éclats à
venir. Le passage du jeu aux balais sur la caisse claire au vif-argent de la
cymbale ride, faisant sérieusement monter la température dans le sous-sol du Vanguard, fait partie de ces choses qui
font et distinguent les grands live de jazz. De ce point de vue, il faut
saluer le preneur de son qui restitue superbement
l'acoustique déjà exceptionnelle en elle-même du Vanguard. Sur «Moon River», la dynamique large
et la définition, permettent une lisibilité extrême du discours, et font
ressortir les nuances les plus ténues; la matité des timbres instrumentaux,
très véridique - et hélas trop rare au disque - donne une impression de
réalisme, comme si l'on était aux première tables du club new-yorkais.
«Countdown» a déjà été enregistré par le trio sur leur premier album, Introducing
Brad Mehldau (1995) et conserve ici la même conception globale, si ce
n'est, la différence est de taille, un extraordinaire solo du pianiste juste
après l'exposé du thème. Mehldau, d'une capacité de concentration phénoménale,
atteint ici une rare densité d'idées musicales.