Jean-Michel Pilc Trio - Live At Sweet Basil vol. 2 (2000)
1 - Honeysuckle Rose
2 - On Green Dolphin Street
3 - My Funny Valentine
4 - 262
5 - Bessie's Blues
6 - My Köln Concert
7 - Tea For Two
8 - Together
9 - All Blues
Album disponible à l'écoute sur Deezer en cliquant ici
Depuis près de 25 ans maintenant
avec son premier album solo Funambule (1989),
Jean-Michel Pilc déstructure les standards, leur infligeant les plus radicales
distorsions, pour mieux en faire ressortir un pouvoir de subversion insoupçonné. Le jazz de
cet ancien ingénieur au Centre National d'Études Spatiales, en soliste ou en
sideman, est celui d'un autodidacte anticonformiste, souvent iconoclaste: les «So What», «Giant Steps», et autres «My Funny
Valentine», c'est à rebrousse-poil qu'il les "caresse". Si en sideman Jean-Michel Pilc a pu discipliner
son jeu, notamment sur le très
beau Midnight Sun (2004)
d'Elisabeth Kontomanou, en trio avec François
Moutin à la basse et Ari Hoenig à la batterie, le pianiste poursuit depuis 1997
une carrière explosive. Le double Live At Sweet Basil paru en 2000 est une réunion au disque de deux
concerts distincts: les 25 et 28/02/1999 pour le premier volume et le
24/04/2000 pour le second. Si à deux ans d'écart on y retrouve les mêmes qualités,
le second volume à l'avantage d'être plus fourni en classiques du Real
Book.
Qu'elle semble loin la
bonhomie espiègle de Fats Waller sur cette version anguleuse et métallique de «Honeysuckle
Rose» qui débute le set. C'est en filigrane que le standard de Waller, qui
abandonne ici sa jovialité stride originelle
pour des lignes éclatées, parcourt toute la pièce. Entrecoupées de glissandi
teigneux du pianiste qui semble vouloir lacérer
le clavier, des bribes du thème, appuyées jusqu'à en être surtimbrées,
permettent pour qui en doute de s'assurer que c'est bien «Honeysuckle Rose» qui
est joué là. Le trio Pilc/Moutin/Hoenig récidivera avec «So What» sur l'album Welcome
Home deux plus tard, en répétant sur un
mode maniaque le motif fameux du standard de Kind Of Blue, pour paradoxalement mieux se distancier la
plupart du temps de son esprit cool. Sur ce Live At Sweet Basil, si Moutin est globalement plus en retrait, la
rapidité des réflexes de Hoenig à la batterie, au plus près des intentions du
pianiste est à saluer. «On Green Dolphin Street» le voit particulièrement
inspiré, en particulier à la toute fin du morceau, quitte à mordre un peu sur
l'espace du bassiste; Pilc toujours à ses frasques pianistiques monte déjà bien
en température en ce début de set. Il y a chez ce pianiste une
hantise de la joliesse, de la consonance trop confortable des accords classés,
auxquelles il a toujours préféré les frottements des secondes,
septièmes, autant d'intervalles qui écorchent délicieusement l'oreille. Cette
jouissance dans la "fausse note" est évidente avec ce motif martelé à
1.44 de «Honeysuckle Rose» comme un fait exprès précédé d'un insolent silence,
comme pour le souligner au marqueur rouge! Et pourquoi exposer un thème dans
une seule tonalité alors que pour en augmenter les propriétés abrasives, il
suffit de le doubler à des intervalles que la théorie bien sûr réprouve? Confère
«All Blues» à l'autre extrémité de la tracklist; le thème de Miles Davis, après l'entrée
de son motif d'accompagnement, le voit repris au demi-ton supérieur tout là
haut, à la main droite… Petrouchka au Sweet Basil! Car il y a du Stravinsky chez
Pilc, dans ces lignes émaciées, criardes et ouvertement bitonales. Sur «Tea For Two», comme un
peintre cubiste se jouant de la perspective et des volumes, le pianiste français
met à plat en les répétant, en butant dessus, ici un bout de phrase, là un
motif. Les thèmes, Pilc les expose sous toutes les coutures, en révèle tous les
côtés cachés, les potentialités! De ce point de vue, les amateurs de Martial
Solal, apprécieront à n'en pas douter les acrobaties thématiques de Pilc, son
fils spirituel… un soupçon de brutalité en plus. Ainsi, à une minute du début
de cette vieille rengaine de Vincent Youmans, quatre traits: le dernier semble
interrompu par accident… avant de se fracasser sur un accord cinglant;
tellement cinglant qu'on croit à un bris de verre. Cette sensation de matière
que le pianiste arrive à tirer de son instrument, plus qu'étonnante, est surtout
d'une audace assez insolente. Le verre pilé de «Tea For Two», mais aussi le métal
chauffé à blanc de «Bessie's Blues, ou encore les mitraillement en rafales de «Together»
ou la coda de «All blues», avant les dernières déflagrations
signalant la fin du set!
Un jazz brûlant,
d'humeur très versatile, d'une grande liberté de style, d'un engagement
physique impressionnant, provoquant une sensation de jaillissement
extraordinaire.
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