Fauré - Deuxième Quintette avec piano opus 115 (1921)
Allegro moderato
Allegro vivo
Andante moderato
Allegro molto
L'anecdote, bien qu'apocryphe,
est révélatrice: lorsqu'il fut interrogé sur le lieu de composition de son très
beau Sixième Nocturne, Fauré aurait déclaré
en guise de réponse: «sous le tunnel du Simplon»; le cadre, on en conviendra,
est fort peu propice à l'inspiration. À l'opposé d'un Debussy esthète,
s'entourant des objets les plus précieux, amateur de rares estampes japonaises
et de mobilier raffiné*, fétiches nécessaires
à son élan créateur, Fauré, s'est toujours
accommodé, souvent par necessité professionnelle, des lieux les plus ordinaires
pour son travail. L'ascétisme de la dernière manière du compositeur n'en est
que plus fascinant. Le quintette, compte parmi les opus tardifs du compositeur,
cette troisième manière, d'une
extrême pureté, et témoignage en musique de la surdité alors presque totale du
vieil homme. D'une genèse longue et difficile, entrecoupée de périodes de
soucis physiques, ce Deuxième quintette avec piano n'en connut pas moins un succès immense lors de sa
création, et Fauré accrut encore une reconnaissance tardive mais considérable.
Les premières mesures du Quintette
opus 115 forment le début le plus magique
de tout l'oeuvre chambriste de Gabriel Fauré. Le premier thème, au souffle
puissant, est exposé en entrées successives, à l'alto, au violoncelle, puis aux
violons, sur un accompagnement régulier du piano. L'écriture harmonique, aux
effets de tuilage, produit un «fondu enchainé» d'accords qui, prenant la forme
d'un flux pianistique immuable, est pour beaucoup dans l'impression d'une
grande coulée de musique qu'évoquent déjà ces quelques mesures. La modalité,
que toujours affectionna Fauré, livre sans doute une des clés de cette
impression. Loin des tension/détente,
couple usé du système tonal, à la trop évidente directionnalité, le mode de la ici, polit le discours, adoucit les contours, dépose les fins de
phrases sur ce lit harmonique, ouvre des perspectives. Un motif secondaire plus
rythmique est ensuite exposé aux cordes seules avant le véritable second thème,
énoncé au piano seul, tout de secondes et septièmes pensives. Et si le développement,
s'ouvrant avec le premier thème, voit la houle du début faire son retour, le
second thème, particulièrement étendu, engourdit encore davantage les sens que
dans l'exposition: le mouvement entier, d'un grand pouvoir d'évocation, oscille
ainsi entre flux et reflux, par vagues successives. La réexposition, régulière,
voit toutefois le thème principal cette fois joué en homorythmie par les
cordes, et véritable nouveau départ de cette page grandiose.
Après la puissante affluence de
l'Allegro Moderato, le deuxième mouvement, Allegro Vivo prend la forme d'un scherzo ailé et vif-argent. Cet
essaim de doubles croches fusant du piano, ces pizzicati des cordes sont d'une vigueur de trait évidemment
mendelssohnienne; mais, égratignés de chromatismes et de tons entiers ils
finissent par évoquer bien plus Debussy que le compositeur du Songe: l'Étude pour les huit doigts précisément. Vient ensuite une valse, qui par effet de contraste, parait fragile
après ce fantasmagorique ballet. Réinstallant un semblant de tonalité après ce
bruissement quasi atonal elle
va tout du long s'imbriquer avec lui.
L'Andante Moderato, d'une
extraordinaire sérénité, dans son entier baigne dans des tonalités pastels et délavées.
Le mouvement, tel un dernier rivage au bord du silence, se laisse bien souvent
gagner par la tristesse, comme un regard jeté derrière soi. Structuré autour de
trois idées, cette Andante est
d'une rare complexité émotionnelle. La première, jouée deux fois aux cordes
seules, est d'un recueillement
presque religieux, proche en cela du dernier Beethoven. Une sinueuse mélodie
lui fait suite, exposée par tout le quintette: une marche harmonique à la
tierce mineure descendante, avant un motif plus tendre qui lui répond. Riches
en sortilèges harmoniques, l'écriture fauréenne engourdit déjà les sens en ces
mesures liminaires. D'une pudeur de sentiment toute fauréenne la troisième idée,
cantando, en forme de choral joué
au piano, fait briller les derniers feux du romantisme en ce premier quart de
XXème siècle… Ces accents de lyrisme contenu mais ardent, c'était déjà ceux de
la Pavane ou de certaines pages
du Requiem. Le mouvement, ensuite
fera alterner ces trois idées, dans des variations d'éclairages d'un fascinant
raffinement avant une coda, apaisée.
Le finale, Allegro molto, de forme rondo bithématique, est construit comme
une grande arche dynamique; le thème du refrain, à l'alto, réfléchi mais résolu,
à vrai dire le laisse deviner: le mouvement aura ces dimensions fleuves - cinq
cent quarante mesures - que ce motif fait pressentir. Les autres cordes font
leur entrée successivement, comme dans l'Allegro Moderato initial, et dans un jeu d'équivoques rythmiques avec
la basse du piano, 3/4 contre 3/2. Le premier couplet, au piano, sorte de valse
instable contraste nettement avec ce début. Poco a poco accelerando, les octaves jubilatoires du piano préparent la coda
qui culmine dans un éclatant do majeur.
Des dix opus,
tous essentiels, composant la musique de chambre de Fauré, le Deuxième
Quintette avec piano d'une ampleur
orchestrale, occupe la première place.
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* Jean-Michel NECTOUX, Gabriel Fauré, Les voix du clair-obscur, Fayard, 2008, p. 618.