22 avril 2013

Bernard Lavilliers - Pouvoirs (chronique rock)

Bernard Lavilliers - Pouvoirs (1979)



Face A: Pouvoirs

a - Frères de la côte
b - Aventuriers de l'entresol
c - Gens de Pouvoirs
d - Soeurs de la zone
c - Frères humains synthétisés
e - Urubus
f - La Peur

Face B: 

1 - Fortaleza
2 - Bats-toi
3 - La promenade des Anglais
4 - Rue de la soif
5 -  Ringard pour le reggae
6 - Fuckin'life





     «La peur a une odeur de carnaval cru/Que des allemands rasés contemplent des terrasses/Ils laissent louvoyer ce serpent de la crasse/Son poignard de bronze contre sa cuisse nue»: ce sont là les premiers mots de cet album trop peu connu de Bernard Lavilliers. La comparaison est toute trouvée: Pouvoirs, en cette fin de décennie 70, est au rock ce que le couteau-serpent est au tatouage: de la testostérone en barre, de la vengeance crue: une promesse d'aventures. Pouvoirs, c'est à la fois le nom de l'album entier, Pouvoirs, et celui de la pièce conceptuelle en sept parties et dix-sept minutes, «Pouvoirs», qui occupe toute la première face du vinyle de 79; un brûlot rock et hargneux, contempteur de toutes les formes du pouvoir. La seconde face, de facture plus classique, est composée de six chansons individuelles.

     Un riff de clavier, obsédant, aux quartes parallèles syncopées comme des sursauts de peur, acérées et tranchantes comme des coups de couteau dans le ventre, place ce début d'album sous le signe de l'action. La batterie, dont le charley semble lancer un palpitant compte à rebours, rend l'atmosphère électrique. Un brutal break: le signal qu'on va enfin découvrir où mène cette course effrénée; à un terrain vague harmonique, tout sauf rassurant, désert de toutes paroles, qui ont momentanément tourné les talons. Le début de «La peur» est très cinématographique par son écriture musicale. Les paroles, violemment imagées, contribuent à créer un univers à l'impact presque visuel. Lavilliers s'il n'est sans doute pas un aussi grand styliste du verbe qu'a pu l'être Léo Ferré, dont il est héritier à ses débuts est un authentique parolier rock, puissant, aux métaphores toutes personnelles, souvent savoureuses. «Frères de la côte» est un répit, un sas de décompression, avant «Aventuriers de l'entresol» adepte de la théorie du complot, au "flow" accusateur, à la méfiance quasi paranoïaque. Mais, c'est «Gens de pouvoir», réutilisant du matériel musical déjà entendu dans les titres précédents qui livre sans doute la clé de l'efficacité de «Pouvoirs»: multipliant les ruptures de tons, alternant temps d'arrêts, reprises imprévisibles de la course, la musique ici donne une puissante impression de fuite en avant… De celles que provoque la peur.
     S'enchaînent ensuite trois titres autonomes, trois claques. Le très speed «Soeurs de la zone» entre  plages harmoniques statiques et progressions par à coups, galvanise. «Frères humains synthétisés» est une ode hallucinée à la quarte augmentée, intervalle si rare dans le rock et pourtant matériau principal de cette chanson! Dans ce très labyrinthique «Pouvoirs», c'est «Urubus» la compo la plus traditionnelle, en couplets/refrains. Il faut voir Lavilliers live sur ce titre, à Montréal en 1980, bracelets de force, muscles saillants, empoignant brutalement le micro; Nanar, le maillot trempé, deux traits de khôl sous des yeux vengeurs, filmé caméra à l'épaule y est d’un magnétisme animal! Reprise de «La peur», dont on se délecte des paroles de son deuxième couplet - «La peur est un chien crevé sous un meuble». Fin cut de la face A de l’album, comme un coup dans l'estomac.

     Après cet haletant road movie, départ pour d'autres latitudes avec l'escale sud-américaine de «Fortaleza». Le désir, félin, se conjugue avec le mot venin sur cette chanson, aux sentiments mêlés et troubles. Le cadre, typiquement lavillien, pourrait être celui d'un bar latino, mal famé, aux ventilateurs fatigués,  au battants de portes branlants, à la chaleur moite qui invite au vice. Ce décor sera en tout cas celui de «Tango» sur l'album Voleur de Feu en 1986. La musique de «Fortaleza» est, chose rare chez le chanteur, l'unique incursion de l'album vers cet ailleurs, géographique et musical, vital à cet infatigable voyageur qu'est Lavilliers. «Bats-toi», rock à la ligne de basse lapidaire, à l'accord texte/musique très raccord, est de ces titres qui font bouger la tête et taper du pied en rythme: plaisir! Mais «La promenade des Anglais», et malgré toutes ses qualités a du mal à trouver sa place sur l'album; pas le même univers. Que viennent faire ici ces pompes de piano paresseuses, ces harmonies satiennes, aux septièmes majeures placides… trop placides? Et que dire de «Rue de la soif» dont on verrait plus l'instrumental chez Julien Clerc que Lavilliers? Retour aux sources en revanche avec le réjouissant «Ringard pour le reggae» à l'humour goguenard et férocement anti-petit-bourgeois, qui mériterait qu'on en recopie intégralement les paroles! «Fuckin' Life», aux paroles tout aussi appréciables, sur une très fonctionnelle grille de blues, est aussi désinvolte que le début d'album avait les nerfs à vifs.

     L’album le plus rock de Lavilliers est aussi le plus frustrant. D'un côté, une réussite musicale et textuelle éclatante avec «Pouvoirs»; de l'autre, des chansons diversement assorties avec cette face A, et qui ne peuvent rivaliser avec la force narrative de «Pouvoirs».

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