Chopin - Polonaise en la bémol majeur, opus 53 (1842)
La Polonaise en la bémol majeur opus 53 sous les doigts de Arthur Rubinstein, son meilleur ambassadeur, et qui en fera un de ses chevaux de bataille au concert:
De Chopin, on a conservé seize
polonaises pour le piano: sept furent éditées de son vivant, les trois de
l'opus 71 publiées à titre posthume, et six oeuvres sont sans numéros d'opus.
Alors que les Nocturnes représentent
l'aspect le plus introverti et rêveur de la musique du compositeur,
ces Polonaises, d'un caractère
souvent feu et flamme, sont des pages écrites d'une plume puissante. Celle-ci,
dite «Héroïque» n'a pas été
surnommée ainsi par Georges Sand sans raison: son panache n'a d'égal que les moyens
sonores considérables qu'elle réclame de son interprète. C'est
assurément la plus célèbre des seize, et à juste titre. Car, si la trop fameuse Marche
Funèbre du compositeur, est bien
inférieure au reste de la Sonate en si bémol mineur dont elle est extraite, d'une géniale noirceur, cette
polonaise exhalte le genre chez Chopin. Son interprétation, il est vrai très gratifiante, donne d'ailleurs trop souvent lieu à des effets de manche de la part des interprètes. La pièce est en coupe tripartite,
deux parties principales autour d'un trio central suivi d’un intermède lyrique, et encadrées elles-mêmes pas une
introduction et une coda.
C'est en visionnant Shine (1996), film retraçant l'histoire du pianiste David
Helfgott, que j'eus ma «révélation chopinienne». Une scène fameuse de ce
long-métrage met en scène le jeune David jouant au débotté à une audition d'élèves la Polonaise en la bémol
majeur opus 53 devant une assistance
d'abord perplexe - l'oeuvre est difficile - puis médusée par les dons du
jeune garçon. Cette scène est
étonnante et exemplaire, car sa progression semble une illustration par le
médium cinématographique de ce qu'un auditeur peut ressentir à l'écoute de
l'introduction magistrale de l'opus 53! Une double octave, une montée
chromatiques en accords de sixte, trois accords énigmatiques… L'accord qui suit
à la mesure cinq, fa bémol sur
une basse de mi bémol n'est pas
seulement abrupt en lui-même: il est mis en scène! deux mesures d'un brouillard
harmonique menaçant précédent ainsi cette détonation, jouée qui plus est sforzando! Ces salves d'accords de sixte ne sont pas nouvelles
sous la plume de Chopin, mais empruntées à l'Allegro maestoso du Premier
Concerto pour piano (1830); son
développement en faisait déjà un usage électrisant, contrepoint au lyrisme
poudré des thèmes précédemment exposés. Ici, derrière ces harmonies dissonantes
et jusqu'à l'exposé du thème, les choses en réalité sont simples: une
élémentaire cadence parfaite en la bémol
majeur, étirée sur dix-sept mesures! Le célébrissime thème principal de
l'oeuvre peut alors faire son entrée, sur de profondes basses en octaves. Comme
indiqué dans le manuscrit autographe, on prendra ces dernières dans la pédale,
pour parvenir au «Maestoso» indiqué en préambule de l'oeuvre, et non pas en sautillant d'octave en octave! Après un
trait en gammes balayant crescendo tout
le clavier et de très sonores accords cadentiels, le fameux thème est repris à
l'octave supérieure, dans un éclatant fortissimo, ponctué de trilles semblant imiter des roulements de
tambour. Pour tout dire, si héroïsme il y a dans ces pages, celui-ci est en
partie conditionné par la signature rythmique martiale qui caractérise le genre
de la polonaise: une longue/deux brèves/quatre longues, et qui semble appeler
une écriture puissante. Toutes les polonaises de la période parisienne du
maître, soit à partir de l'opus 26, partagent d'ailleurs un peu de cet
héroïsme: la tapageuse Polonaise opus
40 n° 2 dite «Militaire» a su habilement tirer parti de ce motif typique, et
ainsi faire oublier une inspiration vacillante. Un premier
épisode contrastant prend la forme d'une progression mélodique en octaves,
se coulant dans un rythme des plus resserés, et lui conférant un caractère
presque guerrier avec ses pressantes triples croches. Le thème sera ensuite
repris une fois avant le morceau de résistance que beaucoup attendent: le trio
central. Dans la tonalité éloignée de mi majeur et emmené par des octaves obstinées à la main gauche, ce trio
dépayse forcément. Partant d'abord la fleur au fusil, sotto voce, il se grise peu à peu de son propre mouvement pour
aboutir forte à une modulation en ré dièse majeur. Parce que ces octaves sont une
véritable épreuve d'endurance physique, certains pianistes se font fort ici, en
augmentant le tempo d'augmenter aussi le tour de force… Vladimir Horowitz, qui
ne ratait jamais une occasion de montrer ses muscles, était le champion à ce
jeu puéril. L'intermède qui suit est pour le pianiste une halte nécessaire,
pour l'auditeur un moment de lyrisme appréciable après toutes ces flammèches.
Après un dernier exposé du thème, la coda en reprend les éléments. La jouer au
tempo suffira; trop de pianistes ici pressent artificiellement le mouvement, parce que c'est la fin et qu'on doit en mettre plein la vue.
La Polonaise en la bémol majeur opus 53, à condition de l'interpréter au plus près du texte, reste une oeuvre «inusable», d’un pouvoir de séduction unique.
✰ ✰ ✰ ✰ ✰✰
ma chaine YouTube