Johann Pachelbel - Canon et Gigue en Ré
1 - Canon
2 - Gigue
Toutes
versions, adaptations, et autres relectures additionnées, combien de vues sur
YouTube? Dix millions? Au bas mot; 50 millions? probablement; 100 millions?
c'est possible; mais combien de réellement recevables stylistiquement? Peut-être une
dizaine tout au plus. Le Canon de Johann Pachelbel (1653-1706), en concurrence
avec cette autre scie qu'est l'Adagio d'Albinoni, est la page de
musique classique la plus malmenée par ses interprètes; sur YouTube les preuves sont accablantes! Des sentimentaux qui
lui collent des pizzicati d'altos
en arpèges, très petits chatons de carte postale, aux guitar heroes qui le lardent de power chords, en passant par les "profanateurs" qui le
variétisent alla Rondo
Veneziano, rien n'aura été epargné à ce pauvre canon. On en finirait par oublier que l'oeuvre
n'est pas aussi mauvaise que sa réputation, qui depuis la version/révélation de Jean-François Paillard l'a devancé.
Si
le trop fameux Adagio d'Albinoni, que
beaucoup croient être d'Albinoni lui-même (1671- 1751) date en réalité de 1945 et n'est qu'un pastiche dû à la plume du musicologue Remo Giazzotto*, le Canon de Pachelbel est plus vraisemblablement authentique. En 1919, le musicologue allemand Max Seiffert s'attelle à une édition imprimée
des oeuvres de Pachelbel, alors essentiellement réputé pour
sa musique d'orgue - dès la fin du XVIIème siècle, le jeune Jean-Sébastien Bach
en recopiait déjà la musique, la nuit en cachette de son frère aîné! C'est dans une bibliothèque de Berlin, que Seiffert, au cours du dépouillement d'un fond d'archives, exhume entre autres manuscrits inédits de l'auteur, la fameuse relique: une copie manuscrite du Canon par un auteur anonyme**. Un collègue de Seiffert, Gustav Beckmann, sans doute stimulé par cette découverte, publie la même année une étude, Johann
Pachelbel als Kammerkomponist; le Canon dont c'est là la première édition est reproduit en appendice de l'étude, et se voit pour la première fois - mais non la
dernière - amputé de sa gigue. Les interprètes oublieront ainsi souvent que, comme son titre complet Canon et Gigue l'indique, à ce célebrissime canon fait suite une gigue. Si l'on suppose que ces Canon et Gigue sont eux mêmes les seuls rescapés d'une suite de plus grande ampleur, alors, il n'y a pas lieu de s'en formaliser**.
Que
nous dit l'analyse de la partition? D'abord que ce Canon est construit sur une progression harmonique -
I-V-VI-III-IV-I-IV-V pour être complet - répétée toutes les deux mesures. Ici
sans doute réside l'explication à la large audience de la pièce; de ce point de
vue le tube posthume de Pachelbel se rapproche d'autant plus d'une grille d'un titre de pop ou de rock qu'il s'éloigne du fondement de la musique classique, son recours à l'écriture, qui par
définition lui permet d'accéder à la complexité… mais également de semer
quelques auditeurs sur le chemin. Comme l'implacable Boléro de Ravel, qui, trois siècles plus tard répètera son
obsédant ostinato rythmique pendant 340 mesures, le Canon de Pachelbel répète sa basse obstinée tout du
long de ses 57 mesures; il n'en est que plus imparable. Fixées sur ce rail, Les parties mélodiques des trois
violons, en canon donc, se décomposent en douze variations; Tel un filet de miel dans une gorge prise, celles-ci ne
sont que tierces et sixtes délicieuses à même d'apaiser l'oreille du mélomane
pressé, en quête de grande musique certes, mais à condition qu'elle reste easy listening. Dans la pléthore de versions tout confort disponibles, conduites à un train de sénateur, il aura l'embarras du choix. Quiconque consultera d'ailleurs la partition aura un
choc à la vue de sa mesure: 4/4… donc à la noire! Alors pourquoi si souvent
prendre ce Canon à la
croche et lui donner cette côté tellement petit-bourgeois? Difficile ainsi de se sortir honorablement de
la Gigue qui lui fait
suite, à moins d'attaquer celle-ci en triplant le tempo, ce qu'on aura bien sûr
le bon goût de ne pas faire. De facture française par son écriture imitative elle reste d'esprit italien par sa verve et ses moulinets de croches, d'où la nécessité de la prendre à un tempo vif. C'est avec ce genre d'oeuvres qu'on mesure le mieux l'apport des interprétations «historiquement renseignées» et le dépoussiérage qu'elles ont effectué sur le répertoire baroque. La version idéale en fait partie: Rheinard Goebel, ensemble Musica Antiqua
Köln (1995). La Rolls des formations sur instruments anciens allie une
insolente somptuosité orchestrale avec la connaissance du style des baroqueux,
pour un résultat d'une séduction instrumentale hélas trop rare dans cette page.
Bien
interprété, le Canon et Gigue de
Pachelbel n'est pas le boulet que certains décrivent***. Mieux, l'oeuvre est la
voie d'accès privilégiée aux magnifiques Musicalische Ergötzung du même Pachelbel, plus denses, plus nourrissantes.
* Alain Duault, «Albinoni n'a pas composé l'adagio qui a fait sa gloire», Le Figaro, 01/01/1970.
** Norbert Mülleman, préface de l'oeuvre, éditions Henle.
*** Le symphoman, «Le canon de Pachelbel l'est-il vraiment?», publié sur Qobuz le 20/11/2012.
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* Alain Duault, «Albinoni n'a pas composé l'adagio qui a fait sa gloire», Le Figaro, 01/01/1970.
** Norbert Mülleman, préface de l'oeuvre, éditions Henle.
*** Le symphoman, «Le canon de Pachelbel l'est-il vraiment?», publié sur Qobuz le 20/11/2012.
Le Canon de Pachelbel dans la version superlative du Musica Antiqua Köln: